La graphiste féministe allemande Anja Kaiser est à l’honneur au Signe, Centre national du graphisme de Chaumont, jusqu’au 1er novembre. Au travers d’affiches colorées et atypiques, la jeune femme entend bousculer les codes du graphisme.
Le vent s’engouffre dans la gare de Chaumont en cette journée ensoleillée de septembre. À quelques centaines de mètres du parvis se dresse Le Signe, le Centre national du graphisme, inauguré en octobre 2016. Le béton brut se mêle à l’ancien bâtiment de la Banque de France pour ce premier lieu permanent français consacré au graphisme. Il faut dire qu’entre cette commune du département de la Haute-Marne et le graphisme, c’est une histoire qui dure depuis plus d’un siècle. En 1906, le collectionneur français et député de la Haute-Marne Gustave Dutailly lègue, en effet, sa collection de près de 5 000 affiches à la ville de Chaumont. Un trésor puisque certaines sont signées Henri de Toulouse-Lautrec, Jule Chéret ou Pierre Bonnard. Depuis, d’autres artistes sont venus ajouter leurs empreintes dans l’enceinte du Signe, qui accueille 25 000 visiteurs chaque année.
C’est désormais au tour de la graphiste allemande Anja Kaiser d’exposer sur les murs du centre jusqu’au 1er novembre. « Il est fascinant de constater que dans l’Union européenne, 70 % des étudiants en graphisme sont des femmes et à peine 10 % vivent de leur activité en indépendantes, fait remarquer Jean-Michel Géridan, directeur du centre d’art. Cette exposition permet d’accompagner l’une d’elles dans la reconnaissance de son art. Je suis fier de souligner qu’il s’agit de la première monographie consacrée à une graphiste contemporaine à Chaumont. » Sous le titre Undisciplined Toolkit – Féminisme et design graphique, Anja Kaiser, 34 ans, propose une dizaine d’œuvres.
Une joyeuse déstabilisation des structures et des normes existantes
« Est-ce que le design graphique doit répondre à une seule interprétation et compréhension ? » interroge Anja Kaiser dès le préambule de l’exposition. En effet, dans une joyeuse déstabilisation, ce sont d’abord les aplats de couleurs, presque criardes, qui sautent aux yeux du spectateur. Puis, un mélange de lettres, posées de haut en bas, de droite à gauche, sur le côté. La lecture d’une affiche d’Anja Kaiser, se mérite. « Le credo d’Anja, c’est de ne pas donner l’information directement au spectateur, indique Susanne Schroeder, chargée de l’accueil du public au Signe. Mais de l’inviter à s’interroger et à participer avec sa propre compréhension de l’œuvre. »
La plupart des affiches exposées par Anja Kaiser sont des commandes. Certaines font la promotion de clubs ou de festivals de musique électronique dont elle est parfois l’organisatrice ou la directrice artistique. Un lien avec le milieu alternatif qui s’explique par le fait « qu’avant de se tourner vers le graphisme, Anja souhaitait faire de la musique », souligne Susanne. D’autres sont des visuels pour des sites Internet. Le point commun, c’est qu’elles sont toutes pensées pour se décliner sur différents supports multimédias et que « beaucoup de [ses] clients – qu’[elle] préfère appeler [ses] complices – poursuivent également une approche féministe », précise Anja Kaiser à Causette.
Anja Kaiser, née à Leipzig en 1986, a grandi dans l’Allemagne de l’Ouest des années 1990. De cette époque de grands bouleversements, la graphiste a gardé le goût de bousculer l’histoire. En effet, au centre de l’exposition, trône son projet de fin d’études, À qui dois-je mon corps. Quatre serviettes de bain où sont imprimés des slogans féministes se font face. « J’ai conçu une ligne de serviettes de bain pour dénoncer la sexualisation du corps des femmes, explique Anja Kaiser. La serviette devient une sorte de surface de projection sur le corps. »
Si le combat d’Anja est féministe, cette dernière met également son art au service de la communauté LGBTQI+. « La conception graphique est un merveilleux amplificateur pour que toutes les voix, surtout les plus minoritaires, soient entendues », témoigne l’artiste. Sur le côté, posées au sol, sept bouteilles d’eau reliées à une installation électrique et portant l’inscription « femmist », font échapper de la fumée. « De la vapeur de femme » pour Anja Kaiser. Par le biais de cette drôle d’installation, l’artiste rappelle à notre souvenir la « bombe gay » américaine. Pendant la Seconde Guerre mondiale, l’armée américaine avait en effet imaginé diffuser des œstrogènes afin « d’affaiblir l’ennemi en provoquant sa féminisation et donc son homosexualité », déclare Susanne Schroeder.
Mais l’installation la plus imposante d’Anja Kaiser tient place au fond des 300 m2 de l’exposition. « Whose Agency » est écrit en lettres capitales noires sur fond rouge et bleu avec, de part et d’autre, des panneaux publicitaires. « L’histoire de cette œuvre est à l’image de la personnalité généreuse d’Anja », explique Susanne Schroeder. En effet, en 2017, la graphiste allemande gagne le prix du design conceptuel Inform de Leipzig, ce qui lui permet de recevoir de l’argent et d’exposer pendant trois mois dans une galerie d’art contemporain de la ville. Mais, au lieu d’utiliser l’espace d’exposition, Anja décide d’acheter les spots publicitaires devant l’institution artistique, comme une salle d’exposition. À travers un projet collaboratif, Anja invite alors des associations et des collectifs féministes, mais aussi des musiciens et des artistes du milieu féministe local à proposer des textes.
Les doléances et slogans sélectionnés ont ensuite pris place sur les grands panneaux digitaux – reconstitués en partie pour l’exposition – de la grande artère de Leipzig. Les slogans féministes « Wanted, la fin du patriarcat ; SVP ayez de l’estime pour vous-mêmes ; dévorez un livre au lieu de passer le balai » viennent alors remplacer les publicités habituelles. « C’était très important pour moi de réaliser qu’il est possible d’intervenir sur ce genre de structure, détaille Anja Kaiser. Qu’il est possible de placer un autre récit sur cette surface commerciale. »
À travers son exposition, Anja Kaiser rend visible la présence des femmes dans la culture du graphisme, où elles ont d’ailleurs des difficultés à se faire une place. « Ce sont principalement des hommes qui enseignent le graphisme, soutient l’artiste. Le milieu est saturé de postes masculins et les studios bien connus sont principalement dirigés par des hommes. » Pour autant, Anja Kaiser est résolument optimiste sur l’avenir. « Je vois aussi une critique de plus en plus grandissante de la situation et une multitude de designers et de studios féminins, queer et intersectionnels. » Une chose est sûre, le pari d’Anja Kaiser de faire réfléchir le spectateur est réussi. On ressort de cette exposition avec plus de questions qu’en y entrant.
Undisciplined Toolkit – Féminisme et design graphique, d’Anja Kaiser, au Signe, Centre national du graphisme jusqu’au 1er novembre 2020