Elles défrayent la chronique de l’art contemporain depuis les seventies, ont connu la censure et ont persisté à photographier et peindre le sexe et les corps nus. Les Américaines Marilyn Minter et Betty Tompkins sont exposées ensemble pour la première fois au monde au musée Montpellier Contemporain, et ça dépote.
Elles ont en commun les très grands formats, la sensualité explosive et les souvenirs des ateliers new-yorkais où la liberté s’exerçait à coup de pinceaux effrontés. Les artistes Marilyn Minter et Betty Tompkins, respectivement 73 et 76 ans, se sont connues à Brooklyn dans les années 70, ont frayé avec les mêmes difficultés pour déjouer la censure et le sexisme du milieu, mais n’avaient jamais encore été exposées ensemble. C’est chose faite avec All Wet et Raw Material,deux séries exposées l’une à la suite de l’autre à la Panacée, l’un des lieux du MO.CO dans le centre de Montpellier.
All Wet renouvelle le thème pictural récurrent des baigneuses, peintes depuis l’Antiquité jusqu’à Renoir ou Degas dans une sorte d’ingénuité contemplative, celle de la jeune fille dans la position vulnérable de l’intimité de sa toilette, épiée par le regard troublé du peintre. Dans les compositions hyperréalistes de Marilyn Minter, les femmes photographiées dans leur bain puis méticuleusement peintes à l’émail sur métal (pour restituer la complexité de la vapeur et de la condensation de l’eau, certaines œuvres prennent trois ans de réalisation à l’artiste) sont certes langoureuses mais dégagent force et indépendance. Tatouées, plantureuses et toutes en poils pubiens, elles semblent nous dire qu’elles n’ont besoin que d’elles-mêmes dans la volupté de leurs ablutions opalines pour atteindre des sommets de sensualité. Initiée en 2016, cette série de baigneuses s’inscrit dans une démarche féministe chère à l’artiste, dans le sens où Marilyn Minter a voulu faire naître « une réflexion sur l’absence des poils pubiens dans l’histoire de l’art », comme elle l’explique à l’une des curatrices du MO.CO, Anya Harrison, dans le très bel ouvrage édité pour l’occasion par le musée. Il est vrai que, dans les musées, L’Origine du monde de Gustave Courbet fait figure de scandaleuse exception.
Art pro-IVG
Sommes-nous, pour autant, devant les nymphes contemporaines d’All Wet, face à un exercice de female gaze, ce regard féminin qui propose une alternative à l’hégémonique male gaze qui sexualise et normalise les représentations féminines ? L’artiste elle-même ne se risque pas à s’inscrire dans ce courant. « Le female gaze, c’est quelque chose qui m’intéresse, dit-elle à Anya Harrison, mais je ne suis pas en mesure de répondre à la question de savoir si mon travail entre dans cette catégorie. Je pense que je joue parfois avec une limite et de temps à autre, il m’arrive de trouver qu’une de mes images ressemble trop à de la pornographie. »
Cette lucidité est celle d’une artiste dont le propos féministe est plutôt à trouver dans une série de vidéos montrées elles aussi à la Panacée. MY VOTE (2020), Miley Cyrus x Marilyn Minter for Planned Parenthood (2016) et Unite/Resist (2017) sont trois formats très courts reprenant le thème des vapeurs d’eau dans lesquelles des messages politiques en faveur de l’avortement et contre Donald Trump sont inscrits au doigt sur une paroi embuée, dans une explosion de couleurs. Avec donc, pour l’une de ces vidéos, une guest de poids, la chanteuse Miley Cyrus, dans un contexte de mobilisation des féministes américaines face aux multiples coups portés au droit à l’avortement dans les états américains tenus par les Républicains, eux-mêmes galvanisés par un Trump se déclarant « profondément pro-vie ». C’est ainsi que l’année dernière, en 2020, celle qui avait commencé sa carrière en 1969 en choquant profondément le public avec une exposition de photographies suivant sa mère toxicomane a co-organisé l’expo Abortion is Normal. Parmi les artistes participant à cette banalisation de l’IVG, on retrouvait déjà la compagne de route Betty Tompkins, qui a dû se battre, encore plus que Marilyn Minter, pour pouvoir montrer ses œuvres.
Se moquer du porno
« J’ai été dissidente par accident », dit Betty Tompkins selon des propos rapportés, là encore, dans un très beau livre édité par le MO.CO et accompagnant la série Raw Material. Lorsque Betty Tompkins débarque sur la scène artistique new-yorkaise en 1969 avec ses Fuck Paintings, toiles monumentales saisissant, en ultra-zoomé, des organes génitaux s’emboitant dans un coït hétérosexuel, elle ne s’imaginait pas être conspuée. Après tout, ces Fuck Paintings ne font-ils pas que souligner l’existant dont elle s’inspire, les photos pornos de magazines canadiens que son mari se procure sous le manteau dans une Amérique officiellement puritaine ? Pourtant, au même moment où Gainsbourg et Birkin chantaient en France 69, année érotique, Betty Tompkins, 24 ans et dument diplômée des beaux-arts de l’Université de Syracuse (Etat de New-York), se prenait un mur de la part des galeristes américains : « Nous ne montrons pas d’artistes de votre âge. Revenez dans dix ans… En fait, ne revenez pas. Nous n’exposons pas les femmes. Nous n’avons pas de marché pour elles » s’entend-elle rétorquer quand elle vient présenter ses œuvres.
Commence alors pour elle une carrière artistique saccadée de censures, comme en cette année 1973 où, invitée à l’Espace Cardin à Paris pour exposer, la jeune femme se voit confisquer ses œuvres à la douane et attend un an pour les récupérer. Raw Material rend donc grâce à ce travail devenu labeur tant il est compliqué de le donner à voir, en montrant une série de Fuck Paintings et de Pussy Paintings (ceux-là célébrant la diversité des vulves), la plupart en noir et blanc réalisés ces dernières années. Une reconnaissance pour celle qui, en plus des pudibonds, a eu à faire aux militantes féministes abolitionnistes, qui l’ont accusée de promouvoir la pornographie et le travail du sexe. C’était mal comprendre l’oeuvre de Betty, qui, en inscrivant sa peinture à aérosol dans le photo-réalisme avec un focus sur des morceaux de corps sans visage, tend plutôt à ironiser sur l’obsession pornographique de la société dans laquelle elle baigne. « Je n’avais absolument pas conscience que le mouvement féministe allait ou pouvait décider de me rejeter purement et simplement, dit à Anya Harrison celle qui qualifie son travail de féministe. En tant qu’artiste, mes idées n’ont jamais été autant en phase avec les événements de la société que depuis #MeToo. »
C’est d’ailleurs l’immense intérêt de cette exposition gratuite : la scénographie contient un riche travail, au moyen d’affiches placardées comme des manifestes de rue, de mise en perspective des œuvres de Marilyn et Betty avec une chronologie de l’histoire tourmentée de l’art féministe, mais aussi les backlashs de conservatismes politiques souhaitant contenir ces éruptions plastiques, littéraires ou cinématographiques. D’ailleurs, le MO.CO a tenu à exposer dans son jardin intérieur où il fait bon se restaurer sur de grandes tablées, la fontaine Vénus polymathe jouissante (2019) d’Elsa Sahal. L’installation d’une autre œuvre de cette dernière, sur une place de Nantes, façon pendant féminin du Manneken-Pis bruxellois, avait déchaîné les passions. Preuve en est que l’expression artistique des femmes dans le champ des représentations sexuées et sexuelles n’a pas fini de déranger.
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All Wet, de Marilyn Winter et Raw Material, de Betty Tompkins, du 26 juin au 5 septembre à la Panacée du MO.CO, entrée libre.