Cinq ans après ses débuts, le projet photographique collectif Lusted Men (“hommes désirés”) se transforme en objet : un beau livre regroupant en 750 pages 700 photos érotiques d’hommes, prises par autant de photographes.
Lusted Men est né d’une absence abyssale. Celle du regard érotique féminin sur les hommes. Pour réparer cette offense faite au female gaze et combler le vide, une bande de femmes évoluant dans le milieu de la photographie ou de l’art lance, en 2019, sur les réseaux sociaux un appel à contribution photographique. Professionnel·les ou amateur·rices, les photographes sont invité·es à faire parvenir à Lusted Men leurs clichés érotiques d’hommes. Ils sont diffusés sur le compte Instagram du projet et ont été exposés à plusieurs occasions, à Paris, à Bruxelles et dans des festivals dans toute la France.
Au bout de cinq ans, l’heure de la maturité pour Lusted Men, cette “enquête photographique” visant à “élargir les désirs” semble avoir sonné : un beau livre regroupant en 750 pages 700 de ces images, prises par plus de 700 artistes, sera édité à l’automne. Le collectif a lancé les préventes sur la plateforme kisskissbankbank. Entretien avec l’une de ses fondatrices, Laura Lafon, directrice artistique photo de Gaze Magazine, passée par le service icono de Causette.
Causette : Quel bilan tirez-vous de l’expérience Lusted Men, au moment où vous préparez la publication de ce livre ?
Laura Lafon : Quand on a lancé le projet, il y a cinq ans, on ne savait pas trop à quoi s’attendre, pour être honnête. C’est d’ailleurs pour ça qu’on avait lancé une collecte de photos ouverte, parce que nous cherchions des réponses à nos questions : où sont les photos érotiques d’hommes et pourquoi je n’en vois pas, pourquoi est-ce que je ne consomme pas ?
Au final, nous sommes heureuses et encore surprises de l’écho de notre appel, qu’il s’agisse d’amorcer une réflexion chez les gens sur cet impensé (où sont les représentations érotiques masculines ?) ou des plusieurs centaines de photos venues du monde entier que nous avons reçues. Ce qui est intéressant, c’est aussi de voir que la notion d’érotisme varie énormément, d’un ou une photographe à l’autre. Certaines de ces photos ne m’apparaissent pas particulièrement érotiques, mais elles le deviennent par l’intention du ou de la photographe. Nous ne voulions pas normer l’érotisme.
Comment avez-vous choisi les photos rassemblées dans le livre ?
L.L. : Nous ne voulions pas faire de tri. Comme pour la collecte, les seules conditionspour intégrer l’archive au livre sont que l’homme représenté soit majeur etconsentant. Nous avons recontacté toutes les personnes qui ont contribué depuis le début et certaines n’ont pas donné suite. Mais l’immense majorité a donc répondu par la positive et leurs productions sont donc rassemblées dans cet ouvrage.
Le fait de ne pas trier ne rend-il pas le résultat inégal, en termes qualitatifs ?
L.L. : Non, justement, à mes yeux, c’est ça qui est assez génial. On met en regard des images qui n’ont rien à voir entre elles. Des photos selfies, parfois utilisées sur des applications de rencontre – donc toutes pixelisées avec des formats pas possibles à force de recadrages – autant que des photos en studio, extrêmement léchées, avec des lumières travaillées. Il y a aussi des photos prises à l’argentique d’un amoureux en vacances… Cette collecte permet de montrer l’étendue des langages photographiques.
D’une manière générale, les personnes qui ont participé avaient-elles ces photos en stock ? Ou est-ce votre appel qui a suscité la création ?
L.L. : Il y avait cette envie fondamentale, dès le début du projet, d’inviter les personnes à se servir de l’appareil photo pour regarder les hommes. Donc plutôt des photos prises pour Lusted Men. La première année, on demandait dans un petit questionnaire “faites-vous souvent des photographies érotiques ?”. 25 % des gens qui ont répondu nous ont dit que c’était la première fois.
On a évidemment reçu des photos homo-érotiques, puisque, dans la photo érotique représentant des hommes, c’est le regard le plus répandu, mais aussi des selfies que je qualifierais d’auto-érotiques. Et puis il y a également des choses moins attendues, comme des images prises par des contributrices lesbiennes, qui se sont emparées de l’appareil photo pour appréhender le corps des hommes d’une manière dont elles n’avaient pas forcément l’habitude. Quant aux femmes hétéros, qui représentent à peu près la moitié de nos contributeurs, l’exercice leur a permis de chercher ce qui éveille le désir en elles. Ce que je note, c’est qu’il a fallu sursolliciter les femmes et les personnes non binaires pour qu’elles et ils participent – toujours cette éternelle question de se sentir légitime ou pas. L’année où on n’a pas accentué notre communication à ce sujet, nous avons reçu une majorité de selfies d’hommes.
Vous avez donc dû redoubler d’efforts pour faire émerger un female gaze hétéro-érotique. À quoi ressemble-t-il ?
L.L. : On demande aux personnes qui nous envoient leurs œuvres de nous raconter d’où vient cette image, pourquoi elle a été prise, etc. Dans les réponses, beaucoup de femmes revendiquaient cette démarche féministe d’éveil au regard érotique. Il y a quelques photos où la femme apparaît physiquement sur l’image, mais de façon fugace, une seule partie de son corps, par exemple. Elle touche le corps de l’homme ou elle se met en scène dans une position sexuelle avec lui. Je pense que c’est dans ces représentations-là que s’affirme le plus le regard féminin.
Y a‑t-il des clichés qui vous ont particulièrement marquée ?
L.L. : Oui, il y a des photos incroyables dans cette collection. Je me rappelle d’un duo d’hommes qui sont montés en haut de la croisée du transept d’une église pour se mettre dans des positions pas possibles. D’autres hommes photographiés sous l’eau, on dirait des animaux ou des sirènes, c’est très beau. Mais même les photos plus simples, prises sur la plage avec une jolie lumière, évoquent beaucoup de choses.
Quant aux selfies, ils étaient souvent envoyés par des hommes qui confiaient ne pas avoir l’habitude et avoir l’impression que les femmes connaissaient beaucoup mieux les codes de l’auto-érotisation qu’eux. Ces hommes qui se sont prêtés au jeu de mener cette recherche d’auto-érotisation pour nous l’envoyer, je trouve ça aussi hyper touchant. D’une manière générale, on a compilé des témoignages très émouvants et puissants.
Notez-vous, au-delà de Lusted Men, une évolution dans l’expression d’un regard féminin érotique sur les hommes ?
L.L. : J’ai l’impression qu’on en parle un petit peu plus depuis cinq ans, quand nous avons commencé. Pour la marraine du projet, l’autrice Maïa Mazaurette, c’est l’un de ses sujets favoris et elle s’en fait la porte-voix. Pour baigner dans le milieu de la photo, j’observe aussi qu’il y a pas mal de jeunes photographes qui essaient désormais d’avoir cette approche-là.
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