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© Celine Nieszawer / Leextra/ Editions L’Iconoclaste

Julia Kerninon : “C’est un putain de bou­lot d’être une mère de famille !”

Arracher la mater­ni­té au silence et la faire entrer dans la lit­té­ra­ture : telle est l’ambition de l’écrivaine Julia Kerninon, qui publie ce prin­temps Être mère. Un recueil col­lec­tif écla­tant, dans lequel l’autrice de Liv Maria et de Sauvage raconte, aux côtés de six autres autrices, les tem­pêtes et la puis­sance de l’expérience mater­nelle. Interview.

Causette : Il y a deux ans, vous avez publié Toucher la terre ferme, dans lequel vous racon­tiez votre expé­rience intime de la mater­ni­té. Dans Être mère, paru en avril aux édi­tions L’Iconoclaste, vous reve­nez de nou­veau sur les tem­pêtes de la mater­ni­té, cette fois accom­pa­gnée de six autrices. Pourquoi avoir choi­si de réunir plu­sieurs voix ?
Julia Kerninon : Quand j’ai publié Toucher la terre ferme [L’Iconoclaste, 2019, ndlr], qui était un livre auto­bio­gra­phique, l’un des reproches que des gens ont adres­sé au livre c’était : “Mais pas du tout, moi ça ne s’est pas du tout pas­sé comme ça.” Il y avait aus­si l’accusation de nom­bri­lisme – que je trouve tou­jours un peu dépla­cée, parce qu’on se doute bien qu’un livre auto­bio­gra­phique va par­ler de la vie intime de quelqu’un.
Et puis, quand j’étais enceinte de mon pre­mier enfant, j’ai tra­duit un ouvrage col­lec­tif sur des gens qui ne vou­laient pas d’enfants. Le livre col­lec­tif, comme la nou­velle, ce n’est pas quelque chose de très cou­rant en France. On a plu­tôt un mau­vais a prio­ri. Pourtant, je me suis dit que, pour par­ler d’une expé­rience comme celle-​là, ce serait plus inté­res­sant d’unir un chœur de voix pour mon­trer les varia­tions dans les situa­tions et que tout le monde y trouve son compte.

Ce recueil, écrivez-​vous, est une ten­ta­tive d’“arra­cher notre mater­ni­té au silence” – c’est d’ailleurs le titre le votre texte. Quelles sont ces choses “que les mères n’osent pas dire aux pas-​encore-​mères”, “qu’elles ne se racontent même pas entre elles” et sur les­quelles ce recueil vient lever le voile ?
J. K. : La réa­li­té de la mater­ni­té, j’ai envie de dire. Il existe des manuels sur la mater­ni­té, des méthodes pour évi­ter de faire un baby clash. Il y a aus­si quelques livres qui parlent de mater­ni­té en racon­tant des his­toires ter­ri­fiantes. Mais la mater­ni­té n’est pas extra­or­di­nai­re­ment repré­sen­tée en fic­tion, sur­tout lorsqu’elle concerne la toute petite enfance. Et quand c’est le cas, c’est sou­vent très modé­li­sé : on va dire “j’aime tel­le­ment mes enfants”, ou des choses pas très com­plexes. Là, l’idée, c’était d’essayer de racon­ter la vraie vie avec les bébés. Parce qu’en fait, à ce moment-​là, ce qui nous occupe la tête, ce n’est pas “com­ment est-​ce que je vais m’habiller pour être quand même mignonne ?”. Ce n’est pas “oh mon Dieu, je l’aime tel­le­ment”. S’occuper d’un bébé, c’est un mélange d’efforts, de fatigue, de ver­tige, de craintes et puis beau­coup d’utilisation du corps. C’est être com­plè­te­ment méta­mor­pho­sée et pei­ner à trou­ver sa place dans cette nou­velle iden­ti­té. Quand j’ai fait Toucher la terre ferme, c’était un peu la même idée : j’avais envie deracon­ter ma mater­ni­té en la situant à un juste point d’équilibre entre la dif­fi­cul­té et le rêve. Je trou­vais que des fois, on était trop d’un côté ou trop de l’autre. Pour moi, c’est une expé­rience qui est beau­coup plus chamarrée.

Avec ce recueil, vous por­tez l’ambition de “faire entrer la mater­ni­té dans la lit­té­ra­ture”. Comment expliquez-​vous que l’expérience intime de la mater­ni­té, pour­tant uni­ver­selle, ait si long­temps été un sujet lit­té­raire mar­gi­nal ? A‑t-​elle été invi­si­bi­li­sée, au même titre que les autres expé­riences pro­pre­ment fémi­nines, ou fait-​elle l’objet d’une décon­si­dé­ra­tion par­ti­cu­lière ?
J. K. : Évidemment, la mater­ni­té est l’expérience la plus fémi­nine, la plus spec­ta­cu­laire cer­tai­ne­ment – dans le sens où c’est extra­or­di­naire. Mais de ce point de vue là, je ne pense pas qu’elle se sépare des autres expé­riences fémi­nines. Ma théo­rie, qui est très simple, c’est que la lit­té­ra­ture, telle qu’on la connaît, a été écrite prin­ci­pa­le­ment par les hommes. Donc il n’y est pas beau­coup ques­tion de ce que ça fait d’être enceinte, d’accoucher, d’allaiter, de s’occuper des petits enfants… Parce que c’est un sujet qui concerne, dans la réa­li­té, prin­ci­pa­le­ment les femmes et qu’elles-mêmes ne le repré­sentent pas en lit­té­ra­ture. Comme la lit­té­ra­ture est sour­de­ment mas­cu­line, il y a des sujets qui ne nous appa­raissent pas comme lit­té­raires. C’est aus­si un des buts de ce livre, de com­men­cer à fabri­quer des modèles lit­té­raires qui pro­posent des manières de racon­ter ça. Plus on va le faire, plus ces sujets vont appa­raître comme dignes d’être repré­sen­tés en lit­té­ra­ture. Et petit à petit, ça va fer­men­ter, cham­pi­gnon­ner un peu par­tout et on va deve­nir capable, col­lec­ti­ve­ment, de repré­sen­ter la mater­ni­té en lit­té­ra­ture comme elle est réellement.

Vous-​même, avez-​vous pu avoir des réti­cences, voire un sen­ti­ment d’illégitimité lit­té­raire, à l’idée de trai­ter la mater­ni­té, avec tout ce qu’elle peut avoir de char­nel et de tri­vial ? 
J. K. : Je ne dirais pas ça. Je dirais plu­tôt que, quand j’ai com­men­cé, plus jeune, à réflé­chir plus sérieu­se­ment à la voca­tion lit­té­raire, le fait d’être une fille, de pro­vince, me sem­blait être un han­di­cap assez indis­cu­table. C’était dif­fi­cile de trou­ver des sujets qui m’intéressaient et qui pou­vaient faire lit­té­ra­ture, parce que j’essayais de col­ler au modèle, qui était mas­cu­lin. Donc je ne m’y retrou­vais pas trop. C’est quelque chose que j’ai dépas­sé avec les années. Et quand j’ai eu les enfants, ils m’ont don­né un regain de confiance en moi. Pourtant, Dieu sait que mes mater­ni­tés ont été extrê­me­ment neutres et banales. Mais je me suis dit qu’il fal­lait que ça soit racon­té. Je me suis lan­cée là-​dedans, en igno­rant à quel point j’allais m’exposer, par exemple. Mais je ne voyais pas com­ment faire autre­ment que m’engager dedans.

Récemment, on a vu de plus en plus d’autrices s’emparer de la mater­ni­té en lit­té­ra­ture. Pourquoi main­te­nant, selon vous ? 
J. K. : Je pense qu’il y a un truc géné­ra­tion­nel. Toutes ces femmes ont entre 25 et 40 ans. Nous sommes peut-​être la pre­mière géné­ra­tion qui arrive avec assez de confiance en nous et davan­tage d’outils pour le faire. On arrive aus­si dans un envi­ron­ne­ment qui, tout en res­tant très adverse, est plus adap­té à ça. Le gros bou­le­ver­se­ment qu’on a eu avec #MeToo a ouvert la porte à plein d’autres sujets. En par­lant de la souf­france des femmes, c’est deve­nu pos­sible, petit à petit, de par­ler de celle des enfants. La mater­ni­té est entrée à la suite de tout ça, avec des pod­casts comme Bliss, avec toutes sortes de témoi­gnages. Les femmes ont com­men­cé à se sen­tir prêtes et en droit de racon­ter ce que leur expé­rience avait de singulier.

Vous disiez récem­ment que c’est lorsque vous avez eu un enfant que vous aviez “com­pris que [vous étiez] une femme, une fille”. Qu’est-ce qui vous a rat­tra­pée à ce moment-​là ?
J. K. : Ce que je raconte, c’est que mon com­pa­gnon et moi, on a exac­te­ment le même âge, on a le même genre de diplôme, de back­ground. C’est seule­ment quand on a eu un enfant que mon corps de fille est reve­nu dans l’affaire. Comme si la struc­ture patriar­cale était tout d’un coup entrée dans notre foyer. J’étais res­pon­sable de trou­ver une garde pour l’enfant, de l’allaiter, tous les papiers étaient à mon nom. De façon très sourde, on atten­dait davan­tage de choses de moi. À l’inverse, mon com­pa­gnon, même s’il fai­sait beau­coup de choses, était encou­ra­gé par la socié­té à en faire moins. À ren­trer plus tard du tra­vail, à ne pas se sou­cier des ques­tions d’anticipation. C’est comme si on devait lut­ter contre ce truc-​là mal­gré nous. Et ce que je trouve fas­ci­nant, c’est que même un com­pa­gnon moderne, bien­veillant et dési­reux de bien faire, a lui aus­si comme un petit diable sur son épaule qui lui dit qu’il est là en ren­fort mais que c’est pas son truc. On se retrouve à avoir des dis­putes de couple qui ne sont pas des dis­putes entre deux indi­vi­dus, mais des dis­putes inhé­rentes à la struc­ture dés­équi­li­brée dans laquelle on vit.

Comment avez-​vous vécu cette prise de conscience, où l’on se découvre femme à ses dépens ? Est-​ce que ça a été un cata­ly­seur fémi­niste ?
J. K. : Oui, cer­tai­ne­ment. Les machos vont dire des choses comme : “Je sais pas pour­quoi vous faites autant d’histoires avec la mater­ni­té, les femmes accouchent depuis la nuit des temps.” C’est vrai. Mais en même temps, à chaque fois qu’une femme accouche pour la pre­mière fois, pour elle, c’est la pre­mière fois. Nous dire“vous avez tou­jours fait ça, vous êtes des mam­mi­fères, qu’est-ce que vous vou­lez, qu’on le fasse à votre place ?”, c’est une des méthodes employées par la socié­té pour nous empê­cher de racon­ter ce qui s’est pas­sé. Comme si la dou­leur d’un accou­che­ment devait être tue, sim­ple­ment parce qu’elle a été pré­cé­dée par d’autres dou­leurs qui, pour­tant, ont elles aus­si été tues.
Avoir des enfants m’a don­né une sen­sa­tion de puis­sance, indis­cu­ta­ble­ment. L’idée de ce que mon corps avait fait, puis réus­sir à les éle­ver, les édu­quer, en prendre soin, ça fait par­tie des choses les plus incroyables que j’ai faites. Donc, il y a eu une sen­sa­tion de déploie­ment total. Et aus­si beau­coup, beau­coup de colère. Une colère que je n’avais jamais res­sen­tie. De voir com­ment on essayait de me limi­ter, de voir les injonc­tions qui pesaient sur moi. Et puis cette espèce de croyance de la socié­té qu’en deve­nant maman, on ne va plus rien être d’autre. Toutes ces phrases qui disent : “De toute façon, quand on a un enfant, on ne pense plus à rien d’autre.” Bien sûr que je vois ce que ça veut dire. Bien sûr qu’avoir un enfant, ça veut dire être tou­jours un peu inquiète pour quelqu’un d’autre, être ter­ri­fiée à l’idée qu’il puisse lui arri­ver quelque chose. Mais dans mon cas, cette peur n’a pas pris la place de toute mon iden­ti­té. Et je pense que ça ne doit pas prendre toute la place. Ça ne rend pas l’amour plus effi­cace que d’être ter­ro­ri­sée à l’idée de perdre l’objet de cet amour. 

La ques­tion de la liber­té tra­verse votre tra­vail. Comment la mater­ni­té est-​elle venue redé­fi­nir votre propre liber­té ? S’est-elle révé­lée libé­ra­trice à cer­tains égards ? 
J. K. : Parfois, j’entends des femmes dire à quel point elles étaient peu pré­pa­rées à ce que signi­fiait l’arrivée d’un enfant. Comment elles sont sur­prises de la lon­gueur du post-​partum, com­ment elles n’avaient pas vrai­ment anti­ci­pé à quel point un enfant ça veut dire “tout le temps”. En ce qui me concerne, c’était des trucs que mes parents évo­quaient beau­coup. Ils étaient très enga­gés avec nous, mais ne fai­saient pas mys­tère de ce qu’ils avaient sacri­fié pour être parents. Donc je savais, avant d’avoir les enfants, à quel point j’étais libre. Je me dou­tais que ça allait être très dif­fé­rent, mais j’étais prête. Et ça m’a paru beau­coup moins pire que ce que j’avais ima­gi­né. Après, je pense aus­si que je me suis habi­tuée. Les pre­miers mois, c’est très étrange de se dire : “Je ne peux pas sor­tir de la mai­son. Ou alors, il faut que je prenne le bébé avec moi.” L’espace semble se réduire un peu. Mais ensuite, les enfants gran­dissent et, petit à petit, on récu­père cette liber­té. Elle prend d’autres formes, aus­si. Et puis les enfants ont beau­coup struc­tu­ré mon emploi du temps. Et en me struc­tu­rant, ça m’a déga­gé de la liber­té. Je me suis mise à tra­vailler de façon beau­coup plus effi­cace. Avoir des enfants a été psy­chi­que­ment libérateur. 

Vous écri­vez : Les gens me demandent sou­vent si les enfants ont entra­vé mon écri­ture – mais per­sonne ne devine que par­fois l’amour des livres m’empêche d’être une mère.” C’est vrai qu’on inter­roge sou­vent les consé­quences de la mater­ni­té sur l’écriture, mais rare­ment l’inverse. Selon vous, qu’est-ce que la lit­té­ra­ture peut avoir comme effet sur votre façon de vivre votre mater­ni­té ? 
J. K. : Je me demande tou­jours quels livres j’écrirais si je n’avais pas eu les enfants. Je ne sau­rai jamais s’ils auraient été meilleurs. Parfois, j’entends des col­lègues autrices dire : “Je ne veux pas d’enfants parce que je ne pour­rai pas écrire si j’en ai” ou alors “Je ne veux pas d’enfants tant que je n’ai pas fait un pre­mier livre”. C’est récur­rent de mettre les deux en com­pé­ti­tion. Mais croire qu’on ne peut pas faire les deux à la fois, je me dis par­fois que c’est une croyance d’hommes. Les femmes, par­tout, dans tous les corps de métier, ont des enfants et tra­vaillent. 
L’écriture n’est pas un truc aus­si dark que ce qu’on vou­drait racon­ter. Dans mon cas, ce n’est pas quelque chose où je suis plon­gée si pro­fon­dé­ment dans ma créa­tion que je ne suis pas là pour mes enfants. Il y a la légère impa­tience, les soirs où j’écris et que mes enfants m’interrompent – ce que je raconte dans le livre. Mais si je n’écrivais pas, est-​ce que je serais extrê­me­ment dis­po­nible, est-​ce que j’irais dans leur lit pen­dant des heures ? Non, je sup­pose que j’aurais un autre loi­sir du soir. Après, mon métier fait que je pars en tour­née, donc je suis quand même sépa­rée de mes enfants une par­tie du temps. Mais je me dis que c’est trois mois tous les deux ans. Mes parents bos­saient dans un pen­sion­nat : chaque semaine, il y avait une nuit sans mon père et une nuit sans ma mère. Je trou­vais ça agréable aus­si. Forcément que mes enfants sont impac­tés par mon tra­vail, comme le sont tous les enfants par tous les métiers de leurs parents. Finalement, ce vieux truc de “soit les enfants, soit les livres” c’est, pour moi, une vision un peu réductrice. 

Vous évo­quez l’entrée dans la mater­ni­té comme une tra­ver­sée et la paren­ta­li­té comme un seuil “qu’on ne peut fran­chir qu’une fois”. Comment êtes-​vous res­sor­tie de ce pas­sage d’une rive à l’autre ?
J. K. : Avec la sen­sa­tion d’avoir sur­vé­cu. C’était ça, l’idée de Toucher la terre ferme. On sait que les pre­mières années sont éprou­vantes. Maintenant, on conseille même aux jeunes parents de ne pas se sépa­rer dans les pre­miers temps : ça montre bien que c’est de l’ordre de quelque chose à tra­ver­ser. La pre­mière année a été assez rock’n’roll. Mais j’étais assez confiante, ça n’a jamais été hor­rible. Je voyais que j’étais dans une tra­ver­sée tem­pé­tueuse. Et je suis contente d’être arri­vée à un endroit plus stable, même si je sais qu’il y a aus­si d’autres défis, très exi­geants, qui vont se pré­sen­ter.
Quant au seuil, c’est comme ça que je me repré­sen­tais les choses avant d’avoir les enfants : d’un côté, je vou­lais en avoir et, de l’autre, je savais que si j’en avais, je ne pour­rais pas faire demi-​tour. Je savais que, pour satis­faire à ma curio­si­té, j’allais pas­ser pour tou­jours de l’autre côté de ce seuil. Donc j’espérais très fort que je n’allais pas être déçue, que j’allais être à la hau­teur, que j’allais réus­sir à tenir ce truc-là.

Dans son der­nier livre Messieurs, encore un effort…, Elisabeth Badinter estime que les mou­ve­ments fémi­nistes ont libé­ré les femmes, mais pas les mères. Partagez-​vous ce constat ? 
J. K. : Je ne suis pas spé­cia­liste, même si je me ren­seigne pas mal. Mais c’est vrai que c’est un truc que je me suis for­mu­lé, cette néces­si­té d’inventer un “fémi­nisme de la mère de famille”. Une fois, j’ai écou­té une inter­view pas­sion­nante de Victoire Tuaillon. Elle rece­vait le socio­logue Jean-​Claude Kaufmann sur la répar­ti­tion des tâches, vaste sujet. Lui expli­quait qu’au rythme auquel on se trouve, cette éga­li­té ne pour­rait pas être atteinte col­lec­ti­ve­ment avant cent ou deux cents ans. Ce qui a beau­coup éner­vé Victoire Tuaillon, qui disait : “Je refuse de faire vie com­mune avec un homme tant que cette éga­li­té n’est pas pos­sible.” Évidemment, quand j’écoute ça, je trouve ça brillant, cou­ra­geux, révo­lu­tion­naire. Sauf que ce n’est pas une méthode qui peut m’être utile à moi, parce que j’ai deux enfants avec un homme. Alors je sais qu’on peut faire famille autre­ment, qu’on peut être très amou­reux et ne pas vivre ensemble. Mais on sait tous que ça néces­site de l’argent, que c’est quand même moins pra­tique que d’être tous dans la même mai­son. Et puis j’ai envie d’habiter avec mon com­pa­gnon et que mes enfants vivent avec leurs deux parents le plus sou­vent pos­sible. 
Du coup, cette façon de mener la lutte ne peut pas fonc­tion­ner pour nous, les mères de famille. On a besoin d’autres solu­tions, d’autres ruses. Surtout, on a besoin qu’on ne nous envoie pas bou­ler avec des phrases du genre : “Tu l’as choi­si”, “T’as qu’à faire grève”. C’est plus com­pli­qué. Et c’est une autre chose dont on ne peut pas exi­ger qu’elle soit tue. En fait, être une mère de famille, c’est avoir une fémi­ni­té – avec tout ce qu’elle a d’handicapant – qui pèse un peu plus lourd. On a besoin de pou­voir dis­cu­ter, décor­ti­quer les dif­fé­rentes solu­tions à notre portée.

Nous publions cet entre­tien le jour de la fête des Mères. Que leur souhaitez-​vous, à ces mères ? 
J. K. : La recon­nais­sance. Être une mère de famille, c’est pas sexy – je veux dire, en dehors de la ques­tion de la joliesse. Une mère de famille, c’est pas une héroïne. C’est par­tie négli­geable. Alors qu’avec leur corps, elles ont per­mis que la lignée humaine conti­nue. Les hommes n’ont pas envie d’écouter nos his­toires de péri­née dis­ten­dus, de nous voir allai­ter en public. Mais quelqu’un l’a fait pour eux, sinon, ils ne seraient pas là. Les mères tiennent les familles, tiennent les mai­sons, l’harmonie, la ten­dresse, elles tiennent toutes ces choses-​là. Elles le font tout en conti­nuant à tra­vailler, tout en s’inquiétant des choses. C’est un putain de bou­lot d’être une mère de famille ! Je rêve d’un jour où, au lieu d’avoir une sorte de mépris moqueur pour ces femmes qui ne sont plus des jeunes filles, qui sont sou­vent un peu débraillées, on ait beau­coup d’admiration et de recon­nais­sance pour elles. Du res­pect, plu­tôt. On a autre chose à faire de nos vies qu’être remer­ciées – même si c’est encore pire quand on ne l’est pas – pour des tâches qu’on fait à la place des autres. Donc du res­pect pour les mères de famille, ce serait pas mal.

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Être mère, ouvrage col­lec­tif. L’Iconoclaste, 155 pages, 18 euros.

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