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© Ellä Hermé

Mirion Malle : “Mon tra­vail est poli­tique, ça c’est sûr. Je ne crois pas du tout à la neutralité”

Avec Mirion Malle, autrice de BD féministe devenue incontournable en quelques albums et qui revient avec Clémence en colère, on a parlé de son amour pour les histoires qui réparent, du pouvoir du groupe et du besoin de militer.

On a d’abord connu Mirion Malle avec Commando Culotte, son blog décalé où elle faisait se rencontrer en BD la pop culture et les concepts féministes. C’est en 2020 qu’elle a basculé à son tour dans le monde de la fiction avec C’est comme ça que je disparais, suivi d’Adieu triste amour en 2022, deux albums publiés chez La ville brûle. Avec Clémence en colère, paru ce mois-ci, l’autrice de 31 ans vient clore ce qui est devenu au fil de l’écriture un cycle de trois BD qui ne se suivent pas mais tournent autour du même thème, celui de la guérison. “J’étais un incendie et doucement je deviens un lance-flammes”, finit par réaliser son personnage. Revenue vivre à Paris après sept années passées à Montréal, nous l’avons rencontrée dans un café de Montreuil où elle nous a parlé avec bonne humeur et beaucoup de gestes de son amour pour les histoires qui réparent, du pouvoir du groupe, du besoin de militer.

Causette : En quoi Clémence en colère est-elle liée aux deux BD précédentes ?
Mirion Malle : C’est en travaillant sur Adieu triste amour que j’ai réalisé que le sujet de la guérison prenait beaucoup de place et que j’allais faire un triptyque autour de cette notion. Ce qui m’a aussi permis de parler de l’importance du groupe, des enjeux liés aux VSS [violences sexuelles et sexistes, ndlr], de la santé mentale… Des thèmes auxquels je tiens. Avec le premier volet, l’idée était de montrer l’importance de réaliser ce qu’on est en train de vivre, en particulier pendant une dépression. Pour le deuxième, du besoin de se reposer et de se choisir. Clémence en colère, le troisième, plonge dans le concret de la guérison à travers la question de la réparation.

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© Editions La Ville Brûle

Malgré son titre, Clémence en colère est une BD très lumineuse…
M.M : Elle l’est beaucoup plus que ce que j’avais prévu au départ ! J’en étais venue à ne plus voir l’espoir, à avoir l’impression que la grosse machine finit toujours par nous écraser, peu importe la lutte. J’étais en mode “à quoi bon ?”. J’ai eu le déclic en voyant avec mes colocs le film Promising Young Woman [Emerald Fennell, 2020, dans lequel une jeune femme se venge contre les agresseurs sexuels]. On nous le vendait comme un film cathartique alors que pas du tout ! C’est un excellent film, mais où il n’y a absolument aucun espoir : le personnage est dévoré par le trauma. J’ai commencé à m’intéresser à l’aspect politique de la joie dans le militantisme. Une joie non pas pour se voiler la face mais pour reprendre des forces et mieux lutter ensemble, dans un collectif. Je suis revenue vivre en France en septembre 2023, car j’avais trouvé étrange d’être si loin, au printemps, pendant la mobilisation contre la réforme des retraites. Je venais pour des dédicaces et j’en profitais pour faire des manifs…

La BD est-elle pour vous une forme de militantisme ?
M.M : Mon travail est politique, ça c’est sûr. Je ne crois pas du tout à la neutralité. Mais je ne me permettrais pas de dire que c’est du militantisme, ça ne me semble pas suffisant. Il y a un très bon article de la journaliste américaine Lili Loofbourow, intitulé The Male Glance [le regard masculin], dans lequel elle revient sur le concept de male gaze, qui dépasse le simple regard exprimé dans les œuvres pour atteindre leur réception. Elle explique que les œuvres créées par des femmes sont reçues différemment, qu’on les interroge plus rarement sur leur processus de travail, pour davantage les enfermer dans le sentimentalisme. Et les cantonner à la création autobiographique, comme si elles n’étaient pas capables de faire de la fiction. Du coup, c’est important pour moi d’assumer la fiction !

Le personnage de Clémence s’inscrit à une thérapie de groupe dans un Calacs (Centre d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel, au Québec). Cela aurait pu donner une BD pédagogique mais justement, c’est ici un ressort de fiction…
M.M : Dès C’est comme ça que je disparais, j’ai voulu parler de la difficulté à aller chercher des soins psychologiques. Comme pour toutes mes histoires, j’essaie d’aller dans la nuance et de contextualiser au maximum. Mais je crois que plus une histoire est spécifique, plus elle devient universelle. Une histoire sur le deuil d’un parent peut évoquer au lecteur ou à la lectrice sa dernière rupture. Les émotions sont souvent poreuses et je trouve ça beau. Cette fois, j’avais envie d’exprimer combien exister dans des groupes peut nous faire aller mieux et nous inspirer. J’ai pris l’exemple des Calacs, une institution québécoise qui fonctionne beaucoup grâce au bénévolat, faute d’argent suffisamment investi… Je trouvais aussi intéressant que Clémence évolue dans deux groupes avec des intimités différentes. D’un côté, son groupe choisi, ses amis, son amoureuse, ses proches. De l’autre, un groupe de hasard avec un lien très fort mais différent. C’est terrible d’être relié à d’autres femmes avec lesquelles on n’a pas forcément quelque chose en commun par le fait d’avoir vécu un trauma similaire. Mais cela crée aussi une compréhension à un autre niveau. Ça rejoint aussi ma vision de la société. On n’a pas besoin d’être amis pour se comprendre et s’aider.

Vous faites des livres qui “réparent”. A quel point prenez-vous en compte la façon dont vos BD peuvent être reçues ?
M.M : C’est vraiment mon point de départ dans l’écriture. À qui je m’adresse et comment ne pas blesser cette personne ? Pour ce triptyque, les personnes à qui j’ai pensé en premier sont les lectrices et lecteurs qui n’ont pas forcément vécu des VSS mais pour qui c’est une peur réelle. Je préfère que des gens non concernés passent à côté de certains enjeux plutôt que de blesser les personnes concernées. Je suis notamment persuadée qu’on n’a pas besoin de représenter les violences ou de les dépeindre trop graphiquement. Ça ne sert à rien.

Votre style graphique est ici plus appuyé, plus coloré aussi : que traduit cette évolution ?
M.M : La BD permet tellement de possibilités… Je n’aime pas trop le terme roman graphique, car c’est un peu snob, comme pour dire “on ne fait pas de la sous-BD”. Mais aussi parce que la BD ressemble davantage au cinéma qu’au roman : c’est la combinaison des mots et de l’image qui raconte l’histoire. C’est comme ça que je disparais parlait de dépression et du fait de ne plus se sentir dans le groupe. Un noir et blanc très contrasté permettait de traduire graphiquement cette sensation d’isolement, sans la décrire. Quand on voit un personnage avec des masses de noir au milieu de gens qui ont de simples traits, on comprend tout de suite. Pour Clémence en colère, je savais que je voulais obtenir un truc plus tranché et la plume était parfaite pour ça, avec des pleins et déliés qui, je crois, servent l’histoire. Utiliser des couleurs plus chaudes permet aussi de créer une atmosphère de bouillonnement.

Vous accordez aussi beaucoup d’attention aux gestes…
M.M : Les émotions se transmettent notamment par le corps, en particulier par les mains, qui permettent de comprendre très vite le personnage. Si tu as l’air calme et que tu te pinces la peau des mains, on sait très bien que tu n’es calme qu’en surface… Au cinéma, je suis fascinée par la façon dont certains réalisatrices et réalisateurs peuvent montrer toute l’émotion contenue dans le flirt par le premier toucher de mains, le premier frôlement… C’est un truc que j’aimerais tellement réussir à faire en BD. Avec les films d’Agnès Varda ou d’éric Rohmer, j’ai compris pourquoi j’aimais ces histoires “moyennes”, qui ne sont pas dans l’épique ou l’extrême, mais juste avec des gens qui parlent de leurs émotions.

Vous êtes entrée dans un collectif d’autrices de BD après la polémique du Festival d’Angoulême en 2016, où aucune femme n’était sélectionnée pour le Grand prix. Est-ce que, selon vous, le monde de la BD a depuis changé ?
M.M : Oui, mais pas vraiment en termes de prise de conscience. Cet épisode n’a pas changé les structures en place, mais a montré aux femmes qu’on pouvait se faire confiance, communiquer, témoigner, qu’on était pas seules. Ça, c’est hyper important ; encore une fois, la force du groupe… Le Collectif des créatrices de bande dessinée contre le sexisme nous a permis d’avoir une voix. Même si, lors de cette polémique, il a suffi que Riad Sattouf dise “elles ont raison” et demande à être retiré des nominés, pour que les médias titrent “Riad Sattouf, féministe”. La parole d’un homme a bien plus de pouvoir que celle d’énormément de femmes (et sans du tout vouloir basher Riad Sattouf !). Mais la grosse différence se retrouve chez les jeunes autrices. Les petites meufs de 19 ans qui arrivent sont beaucoup moins impressionnées qu’on pouvait l’être. Mais au-delà de la question féministe, il faut aussi s’interroger sur la blanchité du milieu. Et là-dessus, le monde de la BD est encore frileux.

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Clémence en colère, de Mirion Malle. La Ville brûle, 224 pages. 23 euros.

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