Au programme ce mois-ci : Soixante Printemps en hiver, d’Ingrid Chabbert et Aimée de Jongh, Feuilles volantes, d’Alexandre Clérisse et Ruptures. Les bébés volés du franquisme, de Laure Sirieix et Lauri Fernandez.
Une femme en hiver
Sur la petite route enneigée, un vieux van file tout droit, sûr de son chemin. Au volant, Josy chantonne du Bashung, apaisée. À 60 ans, elle vient de s’offrir un cadeau qui demande du courage : quitter mari et maison pour partir vers l’inconnu et réinventer sa vie, quitte à se mettre toute sa famille à dos. De ce point de (nouveau) départ, l’autrice Ingrid Chabbert – déjà remarquée pour le personnel et féministe Écumes (éd. Steinkis, 2017) – tisse un récit faussement simple, qui questionne beau- coup de schémas encore très figés. Et explore les ressorts de sentiments comme la redécouverte de soi à plus de 60 ans, y compris sexuellement, ou la « redevabilité » vis-à-vis des enfants devenu·es adultes. Le dessin d’Aimée de Jongh capte la subtilité de cette réflexion sur l’intime, jusque dans la représentation du corps féminin vieillissant. Après son mémorable Jours de sable (éd. Dargaud, 2021) sur le Dust Bowl (série de tempêtes de poussière qui s’est abattue sur les plaines des États-Unis et du Canada entre 1930 et 1940), la Néerlandaise refroidit cette fois sa palette pour créer un hiver dont les averses viennent régénérer l’héroïne.
Soixante Printemps en hiver, d’Ingrid Chabbert et Aimée de Jongh. Éd. Dupuis, 120 pages, 23 euros.
Comme un lego
De sa formation en graphisme, Alexandre Clérisse a fait une influence majeure de son style unique, qui combine couleurs éclatantes, formes géométriques et un drôle d’effet « maquette » qui incite à jouer avec ses dessins, à les manipuler comme des briques de Lego.
Feuilles volantes reprend tous ces ingrédients pour les sublimer dans une histoire qui télescope trois époques et trois personnages avides de créer des récits en images. Un moine copiste du Moyen Âge, un gamin du XXe siècle et sa fille au XXIe permettent à l’auteur de faire une belle déclaration d’amour à la bande dessinée, tout en s’interrogeant sur ce qui la définit.
Des premières imprimeries à la réalité virtuelle, raconter des histoires par l’image reste finalement le prolongement d’un même geste imaginatif, que Clérisse décompose dans ses planches aux multiples idées, dont les échos rebondissent d’une temporalité à l’autre. Un dialogue
visuel jusque dans le découpage des cases, qui donne envie de relire l’album sitôt refermé.
Feuilles volantes, d’Alexandre Clérisse. Éd. Dargaud, 144 pages, 23 euros. Sortie le 3 juin.
L’enfance arrachée
De toutes les horreurs commises en Espagne par la dictature franquiste de 1939 à 1975, le drame des enfants volé·es reste encore méconnu alors même que, selon certaines associations, près de 300 000 bébés auraient été arrachés à des familles républicaines, puis vendus. Publié par une maison d’édition franco-espagnole, l’album de Laure Sirieix et Lauri Fernandez revient en détail sur cette tragédie étouffée par une loi d’amnistie votée dans le pays en 1977.
Les autrices ont fait le choix de passer par le regard de María, petite-fille et arrière-petite-fille de militant·es républicain·es, qui découvre ce sombre passé en allant aider sa grand-mère hospitalisée, alors qu’elle vient d’apprendre sa propre grossesse. Un point de vue féminin qui leur permet de mettre en avant le vécu de ces mères traumatisées, comme les nombreuses violences du régime national-catholique contre les femmes en général. Une lutte contre l’oubli qui s’incarne dans le trait appuyé et les couleurs nettes de Lauri Fernandez.
Ruptures. Les bébés volés du franquisme, de Laure Sirieix et Lauri Fernandez. Bang Éditions, 160 pages, 25 euros.