Le producteur de radio qu’on adore écouter « sonder le passer pour éclairer le présent » s’attaque à la figure de la plus influente des féministes françaises du XXème siècle dans une nouvelle série documentaire fleuve.
Il nous a passionné·es avec ses séries de podcast sous forme de portraits auditifs fleuves de personnalités politiques qui ont structuré le XXème siècle français : Pétain, Blum, Le Pen. Cette fois, le génial Philippe Collin nous revient avec Simone de Beauvoir, itinéraire d’une jeune fille rangée, disponible dès ce mardi 16 mai sur le site de France inter. En huit épisodes documentaires, le producteur de radio féru d’histoire et son équipe nous embarquent dans une fresque historique et sociale autour de la figure qui a fondé la pensée féministe moderne.
Si beaucoup a déjà été dit sur la plus influente des féministes françaises du XXème siècle, Philippe Collin et sa bande ont choisi de décrypter l’oeuvre idéologique et philosophique au prisme de l’émancipation de son autrice d’avec son confortable – mais étriqué – milieu d’origine. C’est cette bourgeoisie contrariée par les aléas de la fortune familiale puis par l’audace du Castor que raconte cette formidable série documentaire, à l’aide d’archives méconnues et du gratin des spécialistes de de Beauvoir : l’historienne Michelle Perrot, l’académicienne Danielle Sallenave, la philosophe Manon Garcia… Pour Philippe Collin, adepte de l’adage « sonder le passer pour éclairer le présent », cette série raconte autant de l’histoire du féminisme que de celle de la bourgeoisie. Entretien-confidences avec celui qui avoue avoir reconsidéré l’image qu’il se faisait de de Beauvoir.
Causette : Après Philippe Pétain, Léon Blum ou encore Jean-Marie Le Pen, vous vous attaquez à la figure de Simone de Beauvoir. Pourquoi elle ?
Philippe Collin : Cette série de portraits est une façon de brosser l’histoire du XXème siècle. De la même manière que raconter Léon Blum permettait de retracer une partie de l’histoire de l’antisémitisme en France ou que raconter Jean-Marie Le Pen permet de brosser l’histoire du nationalisme de la seconde moitié du XXème siècle, la figure de Simone de Beauvoir est évidémment fondamentale dans le renouvellement de la pensée féministe de son époque.
Ce féminisme, on avait pu un peu l’aborder avec Léon Blum qui, dans son essai Du mariage, prône les relations sexuelles avant le mariage, ce qui est très moderne pour son temps. Simone de Beauvoir est arrivée assez naturellement, pour rééquilibrer une série jusque là très masculine, parce qu’elle est incontournable dans l’histoire du XXème siècle et parce qu’elle permet de le raconter autrement : à travers la vie d’une femme qui s’extrait du carcan bourgeois dans lequel elle naît. Et pas n’importe quelle femme, puisqu’elle a changé notre regard sur le monde, quand même, avec son livre Le Deuixième sexe. L’œuvre de de Beauvoir est riche mais cet essai-là est une rupture à la fois épistémologique et sociétale.
Est-ce que vous pensiez la connaître bien avant de vous mettre à travailler sur cette série, et si oui, l’avez-vous redécouverte à cette occasion ?
P.C. : Alors, je vais être très sincère avec vous : je la connaissais un peu, pas suffisamment, et je dois dire qu’elle me faisait un peu peur. Peur dans son côté un peu vindicatif, parfois autoritaire. En ce sens, j’étais victime de préjugés sexistes qui collent encore à cette figure du féminisme et la présentent comme austère, alors que c’est simplement une femme qui a des convictions. Certes, elle est un peu vindicative, mais pas plus qu’un homme en vérité. C’est aussi quelqu’un qui goûte les plaisirs de la vie – sexualité, sport, randonnées, excès parfois, qu’il s’agisse de gastronomie ou d’alcool.
Et en fait, j’ai été extrêmement ému par son itinéraire. Parce que, au-delà de son œuvre, son itinéraire personnel est une prouesse inouïe : partir de là où elle part, d’une bourgeoisie réactionnaire de droite catholique, extrêmement maurassienne, anti-républicaine, d’une droite dure, pour arriver là où elle est arrivée, c’est fortiche. C’est un travail d’émancipation sur soi-même, seule. Certes, il est accompagné par une équipe de jeunes hommes de l’école normale – Paul Nizan, Jacques Merleau-Ponty, Jean-Paul Sartre. Mais décider seule qu’on allait renoncer au schéma de pensée dans lequel on a grandi, je trouve ça extrêmement admirable, ça m’impressionne beaucoup.
Sur ce chemin de l’émancipation, elle a rencontré la condition des femmes, en tant que femme elle-même. Le féminisme ne lui arrive pas de nulle part. C’est bien parce qu’il y a un chemin sociologique qui la fait passer d’une bourgeoisie d’argent à une bourgeoisie intellectuelle et éclairée, un peu à la Blum. Cela n’empêche pas une forme de complexité qui lui est propre, avec ses propres aveuglements idéologiques, issus de son milieu d’origine. Mais c’est pour ça que retracer le parcours intellectuel de Simone de Beauvoir à travers sa trajectoire sociale me semblait passionnant.
Cette trajectoire sociale, vous lui consacrez l’épisode 2 de la série, en racontant les circonstances d’appauvrissement de la famille de Beauvoir en raison de la guerre, qui obligent les filles de Beauvoir à entreprendre des études…
P.C. : Oui, le déclassement financier de cette famille bourgeoise qui tient à son rang est une sorte de… Pas un effet d’aubaine, parce que c’est plus que ça, mais malgré tout, c’est les circonstances du XXe siècle qui conduisent Simone à trouver une faille pour son chemin. C’est passionnant, je trouve. Son père se résout à contre-cœur à laisser ses filles entreprendre des études parce qu’il n’a plus assez d’argent pour payer une dot. Le contre-cœur est double : d’une part, il renonce ce faisant à l’image qu’il se fait du rôle d’une femme, celui de mère de famille car de son point de vue, une femme qui va travailler, ce n’est plus du tout une mère. D’autre part, dans son paradigme, c’est l’homme qui dirige et c’est l’homme qui sait. Tout d’un coup, sa fille étudiante va savoir plus que lui. C’est inadmissible pour lui, j’imagine. En ce sens, le chemin de de Beauvoir lui a demandé courage et résolution, pour s’émanciper de l’approbation paternelle.
Quant à la relation avec sa mère, les choses sont aussi compliquées puisque cette dernière est très pieuse et que Simone de Beauvoir renonce, elle, à la religion catholique.
Pour construire ces huit heures de podcast avec votre équipe, a‑t-il été plutôt compliqué de trouver des sources et de la matière ou, au contraire, a‑t-il été difficile de faire le tri face à la profusion ?
P.C. : Plutôt la deuxième option car c’est la personne qu’on a traitée pour l’instant sur laquelle il y a le plus d’archives. Cela représente cinq mois. En termes de corpus biographique, elle a tout raconté elle-même, dans ses mémoires, dans ses essais, dans ses correspondances. Elle s’est aussi beaucoup racontée dans un micro, à la radio, à la télévision. Elle a mis en scène sa vie, pour des raisons qu’on comprend, puisque ça fait partie de sa démarche d’expliquer comment son expérience construit sa lutte. Nous avons donc essayé de trouver des archives un peu inédites. On a été satisfaits de trouver des archives, notamment un entretien à Radio-Canada, qui sont moins connues.
Pour le casting des intervenants, composé à la fois d’historiens et de philosophes, une première pour nous, ça a été là aussi assez dur, parce que beaucoup de gens ont travaillé sur elle. Ce qui nous importait, c’était de faire entendre toutes les générations puisque la figure de de Beauvoir est encore très actuelle. Nous faisons donc entendre Michelle Perrot, Danielle Sallenave, Christine Bard mais aussi Manon Garcia, Marine Rouch ou Sylvie Chapron pour la jeune génération.
Je dois dire que j’ai été très ému que Michelle Perrot me consacre trois heures d’entretien, alors qu’elle a 94 ans. Elle est fantastique dans le podcast, et je suis hyper fier qu’elle soit là.
Il est vrai que les générations féministes actuelles revendiquent plus que jamais son héritage. Est-ce une figure indépassable de la cause ?
P.C. : Elle fait aussi l’objet de débats parmi la jeune génération. Mais dans l’épisode 8, notre reporter Martine Abat rencontre un jeune docteur iranien en sciences politiques, qui raconte comment la jeunesse iranienne qui participe à la révolte contre le régime sur les réseaux sociaux s’est emparée de la figure de de Beauvoir pour revendiquer sa propre liberté. C’est assez fascinant.
Simone de Beauvoir est-elle en passe de devenir également un personnage de la pop culture ?
P.C. : Oui, je pense que c’est évident, et c’est une dimension vraiment intéressante. Dans son itinéraire, comme nous le racontons dans le podcast, elle choisit de se mettre à l’ombre de Jean-Paul Sartre pour commencer, parce que Sartre est un homme de sa génération, et qu’il a plus de facilités à se mouvoir dans la société. Elle va ensuite se hisser à sa hauteur, avec notamment Le Deuxième sexe. Aujourd’hui, elle l’a dépassé : celle qui irrigue actuellement la vie des idées, c’est Simone de Beauvoir.
De quelle manière ?
P.C. : L’histoire du féminisme au XXe siècle, c’est trois vagues. Une première vague, qui est la conquête du pouvoir, c’est-à-dire le droit de vote et l’élection, avec le mouvement du suffragisme. La deuxième vague, c’est Simone de Beauvoir, celle du Deuxième sexe qui donne naissance au MLF et aux combats pour l’avortement et contre le viol. La troisième vague, qu’on traverse tous ensemble actuellement, se focalise sur les violences faites aux femmes [mais aussi sur la revendication du plaisir féminin, ndlr]. Je pense qu’il n’y a pas de troisième vague sans deuxième vague et que nous devons donc à Simone de Beauvoir beaucoup des combats féministes actuels.
Je me permets de le dire parce que Manon Garcia nous l’affirme dans le podcast : Simone de Beauvoir serait en pointe sur Me Too et peut-être même sur l’intersectionnalité ou encore l’écriture inclusive. Mais bien sûr, certaines féministes plus conservatrices pensent le contraire.