Dans un monde post-#MeToo où l’amour est plus que jamais source de questionnements, les femmes peinent à trouver un équilibre au sein du couple hétérosexuel. Pour l’influenceuse Shera Seven, soutenue par sa communauté de centaines de milliers de femmes, puisqu’il faut composer avec le système patriarcal autant monétiser ses rapports avec les hommes… Alors, féministe ultra radicale ou marionnette du patriarcat ?
“Les hommes ne vous aiment pas : ils vous tolèrent, ils ont envie de vous. C’est tout. Donc aimez-vous et prenez tout l’argent que vous pouvez leur prendre.” Rire narquois, regard défiant, accent chantant du sud des États-Unis : depuis sa chambre blanche kitsch, Shera Seven a l’habitude d’organiser des livestreams avec ses quelque 600 000 abonné·es YouTube pour répondre à leurs questions. Ici, on discute de relations hommes-femmes, mais l’influenceuse de 45 ans aime rappeler, non sans ironie, qu’elle n’est pas une coach en amour mais plutôt une conseillère financière. Son objectif est clair, concis : aider les femmes à prendre conscience de leur valeur en exploitant le pouvoir économique des hommes.
Cela fait dix ans que Shera Seven, de son vrai nom Leticia Padua, prêche son paradigme ultra provoc sur sa chaîne YouTube. Mais c’est l’année dernière que plusieurs de ses vidéos deviennent virales à la suite de la création d’un compte TikTok relayant son travail, aujourd’hui suivi par plus d’un million de personnes. Depuis, elle a atteint un véritable statut de gourou auprès de ses auditrices. Aux côtés d’autres influenceuses comme The Wizard Liz, Chidera Eggerue et Princella The Queen Maker, Shera Seven fait partie d’un mouvement grandissant de femmes hétérosexuelles qui, lassées du déséquilibre ressenti dans leurs relations et des déceptions liées aux hommes, trouvent leur porte de sortie à travers la monétisation de leur temps et de leur compagnie.
La loi de la jungle
Dans ses vidéos, Shera Seven explique aux femmes qu’il ne faut pas avoir d’attentes émotionnelles envers les hommes car ceux-ci trompent, mentent, manipulent et ne sont pas fiables. Selon sa méthode Sprinkle Sprinkle (“Saupoudre, saupoudre”) – une expression qu’elle utilise pour marquer ses phrases, soulignant l’effet magique et transformateur de ses conseils –, les femmes doivent elles aussi apprendre à utiliser les hommes, prendre confiance en elles et exiger d’être prises en charge financièrement, dans l’optique de pouvoir arrêter de travailler et payer leurs factures. Quelle différence avec la prostitution se demanderont certain·es ? Pour Shera Seven, la nuance réside dans l’idée que le modèle qu’elle propose n’est pas strictement sexuel. Au contraire, argue-t-elle : elle entretient la relation en y consacrant beaucoup de temps et des activités pouvant s’apparenter au spectre du couple, ce qu’elle appelle un “full package”… Mais surtout sans affect.
“J’avais du mal avec ses idées au début parce qu’on est toutes un peu dans le déni, à se dire qu’on veut un amour conditionnel, qu’on veut trouver l’homme de sa vie, confie Malika, créatrice du compte TikTok curedpickme7 qui traduit les vidéos de Shera Seven en français. Mais je me suis rendu compte que le vrai amour, c’est celui qu’on se donne à soi-même, c’est celui que notre enfant nous donne. L’amour de l’homme est conditionnel, on ne peut pas se baser sur ça pour s’investir dans un couple.” Pour Shera Seven, le monde de l’amour hétérosexuel est régi par la loi de la jungle. Si, dans un système patriarcal, l’égalité au sein du couple n’est pas possible, alors la femme a deux options : dominer ou être dominée.
Comme l’exprime avec ironie son livre I Bring Nothing to the Table (Je n’ai rien à apporter) publié sur Amazon en 2019, les femmes auraient une valeur supérieure intrinsèque qui leur permettrait de monnayer leur seule présence sans autre forme de contrepartie. Contrairement au modèle de la trad wife qui, elle, s’occupe des tâches ménagères et prend soin de son mari pendant qu’il travaille pour faire vivre le foyer, ici, le simple fait d’être une femme et d’être présente suffit pour être rémunérée.
“Pourquoi est-ce qu’autant de femmes s’inquiètent de [savoir] si un homme va les tromper ? Pourquoi ne sont-ils pas, eux, inquiets qu’elles trouvent mieux qu’eux à chaque fois qu’elles sortent de chez elles ? Ils devraient avoir peur de vous perdre”, assène Shera Seven dans l’une de ses vidéos. L’argent n’est ainsi pas nécessairement recherché pour son aspect matériel, mais surtout pour sa symbolique, comme une façon de chérir la femme, mais aussi de valoriser son travail du care, encore trop invisibilisé. “Les femmes ont été élevées de façon à s’occuper des autres, donc forcément, on donne tout et au final, on ne reçoit pas grand-chose. Il serait temps de renverser ça et de redonner le pouvoir aux femmes”, affirme Malika. Les hommes qui ne comprennent pas cela et exigent de partager l’addition ou les factures seraient des dusties (“poussiéreux”), des ingrats qui doivent être évités à tout prix.
“Version féminine d’Andrew Tate”
Shera Seven serait-elleune féministe particulièrement radicale, voire misandre ? Sans se réclamer du féminisme, elle affirme dans l’une de ses vidéos, tranchante : “Si tu paies 50/50 avec un homme, tu te fais opprimer. Une vraie féministe ne paie pas un centime dans une société patriarcale si elle vit avec un homme. Prenez deux secondes pour méditer ça car beaucoup de féministes fonctionnent à l’envers.” Quoi qu’il en soit, certaines de ses positions lui ont valu le surnom de “version féminine d’Andrew Tate” (un masculiniste britannique très influent) et sont jugées rétrogrades, renflouant le stéréotype sexiste de la femme vénale et offrant une idée essentialisante des rôles genrés : l’homme cherche une femme attirante, la femme cherche un homme qui puisse subvenir à ses besoins. “En même temps, c’était plus simple quand c’était comme ça !, souligne ironiquement Chiara Piazzesi, chercheuse en sociologie à l’Université du Québec à Montréal, spécialisée dans les questions de genre et d’intimité amoureuse. Donc, il y a des femmes qui peuvent être attirées par la vision de Shera Seven et se disent : ‘Moi je ne veux pas vivre en déconstruisant mes échanges au quotidien, je veux que ça soit simple’.” Pour la sociologue américaine Sarah Adeyinka-Skold, qui s’intéresse aux reproductions des inégalités au sein du couple, Shera Seven essaie de tirer profit d’un statu quo qui a toujours été largement défavorable aux femmes : “Ce qu’elle propose, c’est un effet miroir : l’homme te voit comme un objet, regarde-le aussi comme un objet. C’est transactionnel. C’est une façon de résister, mais ce n’est pas une façon de résister qui va briser les chaînes. Et ce n’est pas ce qu’elle cherche à faire, elle dit plutôt aux femmes : vous n’êtes pas obligées d’être des victimes de ce système.”
La fin de l’amour
L’idée de l’exploitation du pouvoir économique de l’homme par la femme n’est pas un concept nouveau. En 2011, la sociologue britannique Catherine Hakim a notamment théorisé l’existence d’un capital érotique qui, venant compléter les capitaux économique, social et culturel de Bourdieu, permettrait d’être avantagé·e au sein de la société. Il serait donc naturellement dans l’intérêt des personnes possédant ce capital, majoritairement des femmes, d’en tirer profit, au même titre que l’on tire profit des autres capitaux. “Les femmes échangent ce pouvoir de séduction, de beauté et de compagnie contre d’autres capitaux”, explique Chiara Piazzesi. Selon la sociologue, que ce soit pour des motifs physique, social ou[…]