S’allonger sur le divan : une idée qui effraie encore les hommes, qui ne représentent qu’un tiers des patient·es. Pourtant, tout le monde serait gagnant à travailler sur soi. Une bonne piste pour en finir avec la charge émotionnelle des femmes, par exemple ?
En France, on compte 70 % de femmes parmi les personnes qui consultent des psychiatres, psychologues ou psychanalystes, selon une étude de l’Insee. Aux États-Unis, la tendance est similaire, les Américaines étant deux fois plus nombreuses que leurs compatriotes masculins à pousser la porte d’un ou d’une spécialiste. Si certains ne se priveraient sans doute pas d’affirmer que c’est parce que les femmes sont plus fragiles, la réalité est bien différente : les hommes sont tout simplement moins nombreux à entreprendre une thérapie, alors qu’ils en auraient au moins autant besoin. « Cela vient peut-être de l’éducation classique occidentale héritée des siècles passés, analyse Laure Farret, psychothérapeute parisienne. Les hommes ne doivent pas pleurer, ne pas être ‑attendris, ne pas être trop sensibles aux émotions, tout cela étant du ressort des femmes. » De fait, si les femmes sont généralement plus enclines à partager leurs émotions et leurs états d’âme, les hommes préfèrent intérioriser, quitte à risquer l’implo-sion. « Aujourd’hui encore, poursuit Laure Farret, ils ont tendance à aborder principalement des sujets liés à une certaine forme d’action : leur travail, leurs vacances, leurs centres d’intérêt. »
Un sujet de plaisanterie
Victor, 32 ans, confirme : « Plusieurs copines consultent depuis des années, mais je crois être le seul mec de ma bande à avoir démarré une thérapie. Pour mes potes, c’est même régulièrement un sujet de plaisanterie. Ils m’appellent Victor-le-sensible, comme si c’était un défaut… » Mais chaque blague fournit à cet ingénieur rochelais une nouvelle occasion de faire du prosélytisme auprès de ses amis : « Quand je les encourage à commencer une analyse, je récolte surtout de la gêne. Certains changent de sujet, d’autres m’expliquent qu’ils n’en ont pas besoin. Alors que, en réalité, je ne connais pas une personne à qui ça ne ferait pas de bien. »
« Les hommes ont souvent en tête l’idée qu’ils doivent “assurer”, explique Laure Farret. Pour beaucoup, parler à des thérapeutes constituerait un aveu de faiblesse et amoindrirait leur virilité. » D’ailleurs, se confier à des proches n’est souvent pas plus évident. Dans son spectacle Bonhomme, l’humoriste Laurent Sciamma évoque des hommes capables de parler du réchauffement climatique ou du prélèvement à la source, mais qui, à la moindre question d’ordre intime, « commencent à se ratatiner et se barricadent derrière des canettes de Carlsberg et des boîtes de kebab ». Une description parfaitement réaliste.
Or, comme le souligne le psychologue suisse Thomas Noyer, « une émotion non exprimée reste à l’intérieur de soi. Quand les émotions s’accumulent, elles créent des douleurs, des tensions ». Contenir en permanence sa colère, c’est lui donner de l’ampleur et accroître le risque qu’elle se transforme en violence. « J’aime bien utiliser l’exemple extrême du tueur en série, reprend-il. Si ses voisins vous diront que c’était quelqu’un de courtois, sans un mot plus haut que l’autre, c’est parce que cet homme était rempli d’une colère à laquelle il n’avait pas accès et qui a trouvé une manière totalement disproportionnée de la faire sortir. »
Pour ce psychologue, le principe de la thérapie est de « mettre plus de conscience sur des choses qui nous échappent ou qui nous dérangent, le tout auprès d’une personne qui n’est pas impliquée émotionnellement dans notre histoire ». Laure Farret décrit la thérapie comme « un service que l’on rend à la fois à ses proches, mais aussi à soi-même. Dans la plupart des cas, suivre une thérapie a des effets très positifs sur les relations aux personnes qui nous entourent, notamment nos conjoints et nos enfants ».
Des clés pour s’exprimer
Entre Ludmila et Valérian, couple grenoblois, les choses ont commencé à s’envenimer au bout de six années de relation. « J’ai réalisé que je n’avais cessé de m’ouvrir à lui depuis notre rencontre, mais qu’en revanche je ne savais pas vraiment qui il était. Vivre avec un inconnu sans émotion, ça finissait par être lassant et frustrant, raconte Ludmila, 41 ans. Ça devenait insupportable de le sentir prêt à imploser à force de tout garder pour lui. L’ultimatum a été clair : soit il se confiait davantage à moi, soit il allait consulter. C’était en 2013 : depuis, il voit sa psy toutes les deux semaines, et je crois qu’il n’arrêterait pour rien au monde. » « Ça a eu un effet dingue, confirme Valérian, 44 ans. J’ai mis des mots sur pas mal de frustrations et d’angoisses… et puis ça m’a aussi donné des clés pour m’exprimer. C’était comme apprendre à parler une deuxième fois. Depuis, même en dehors des séances d’analyse, j’ai bien plus de facilités à exprimer un sentiment ou une émotion. »
Aujourd’hui, Ludmila et Valérian vont très bien, merci. « D’ailleurs, certains de nos proches s’étonnent que je continue à aller voir ma psy si je suis aussi heureux que je le dis, confie ce dernier. Mes frangins trouvent même ça super louche. Je n’arrive pas à les convaincre qu’il n’y a pas besoin d’être au trente-sixième dessous pour consulter et que c’est au contraire une super manière d’anticiper les problèmes. »
Pas étonnant pour Thomas Noyer, qui décrit des hommes enferrés dans une posture d’autosuffisance poussée à l’excès. « La logique masculine, c’est : “Je suis un mec, donc je me débrouille seul. Je n’imaginerai aller voir un professionnel que si j’ai épuisé toutes mes cartouches, c’est-à-dire si je vais hyper mal”. Les femmes abordent davantage la thérapie comme un soutien, une aide au développement personnel. » Et se retrouvent, en tout cas dans les couples hétérosexuels, à devoir aussi prendre en charge le mutisme émotionnel de leurs conjoints. « En refusant de se faire aider, les hommes ne réalisent pas qu’ils alourdissent encore un peu notre charge mentale », résume Ludmila.
« Il me semble important de changer l’image de la thérapie auprès des hommes qui redoutent de consulter, explique Laure Farret. Elle n’est pas destinée aux “fous”, comme on l’entend souvent, pas plus qu’elle ne sert à tirer les vers du nez de qui que ce soit. Nous sommes là pour accompagner, aider, soutenir… jamais pour juger ou dire ce qu’il faut faire ou ne pas faire. »
Ambre, trentenaire provençale, a dû faire face à un autre problème : « Quand j’ai rencontré Samy, on s’est beaucoup confiés, mais j’ai fini par comprendre qu’il me prenait un peu trop pour sa psychanalyste. Nos moments passés ensemble ressemblaient de plus en plus à des séances d’analyse à sens unique. Il me balançait les informations, et c’était à moi de faire le travail. Alors que je n’ai ni le bagage ni la force mentale pour ça. » Un jour, Ambre a pris le taureau par les cornes : « J’ai dit à Samy qu’il fallait qu’il trouve un thérapeute, que ça devenait trop lourd pour moi et que ça parasitait notre relation. Il ne l’a pas très bien pris : il a estimé que je ne m’intéressais plus assez à lui. On a rompu quelques mois plus tard, parce que le dialogue n’était plus possible. »
Une relation faussée
« En prenant sa compagne pour sa psy, il attend surtout d’elle qu’elle ait réponse à tous ses tourments et questionnements, qu’elle puisse soigner tous ses maux, explique Laure Farret à propos de Samy. Il se place dans la situation d’un enfant face à l’un de ses parents, et non dans celle d’un conjoint à égalité avec sa compagne. Or celle-ci cherche un homme et non un enfant. La relation s’en trouve faussée… »
Thomas Noyer observe une situation qui évolue lentement mais sûrement : « Le rapport hommes-femmes étant moins polarisé qu’auparavant, les hommes semblent se détacher en partie des stéréotypes de genre et s’autorisent un peu plus à être dans le ressenti. » Impression partagée par Laure Farret. Pour Victor, c’est aussi aux hommes qui consultent régulièrement de faire le job. « Si tous les mecs en analyse le faisaient savoir autour d’eux, cela pourrait avoir un double effet : montrer qu’il n’y a aucune honte à suivre une thérapie et rendre ça totalement ordinaire, donc beaucoup moins flippant pour ceux qui ont encore peur de sauter le pas. Dire que je vais chez le psy depuis mes 19 ans et que c’est primordial dans ma vie, c’est mon petit acte militant à moi. » À bon entendeur…