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© Chiara Dattola pour Causette

Placements abu­sifs d’enfants : le cal­vaire des familles

Venus à l’hôpital pour leur bébé, ils repartent sans lui. Accusés à tort de mal­trai­tance, des parents se voient reti­rer leur enfant, atteint d’une mala­die rare. Et dénoncent l’emballement d’un sys­tème qui, pour mieux pro­té­ger, finit par broyer des familles.

Comme bien d’autres parents dans leur cas, c’est avec une pré­ci­sion qua­si chi­rur­gi­cale que Roxane et Olivier racontent ce moment où « le ciel [leur] est tom­bé sur la tête ». Pour ce couple fran­ci­lien, tout com­mence en avril 2021, lorsqu’ils emmènent leur fils Camu, âgé de 20 mois, aux urgences d’un hôpi­tal pari­sien. Depuis plu­sieurs semaines, l’enfant, né grand pré­ma­tu­ré, mul­ti­plie les crises de pleurs sans que ses parents ne par­viennent à le sou­la­ger. Après avoir consul­té plu­sieurs méde­cins, ils se rendent donc à l’hôpital une pre­mière fois, puis une seconde. « J’ai dû m’énerver pour que son cas soit pris au sérieux », se rap­pelle Roxane. Fin avril, un diag­nos­tic est fina­le­ment posé : Camu souf­fri­rait d’une infec­tion osseuse et doit res­ter hos­pi­ta­li­sé le temps du traitement. 

Rouleau com­pres­seur

Mais voi­là que quelques jours plus tard, une boule appa­raît sur son ster­num. De nou­veaux exa­mens révèlent alors une frac­ture et des lésions aux ver­tèbres. « Le pédiatre nous dit que les frac­tures au ster­num sont liées à des acci­dents de la route, des chocs. Mais ça ne peut pas être trau­ma­tique, puisque Camu était à l’hôpital lorsque la frac­ture est appa­rue. Nous ne com­pre­nons pas, et eux non plus », rap­porte le couple. Test géné­tique, scan­ner, IRM… C’est repar­ti pour une nou­velle bat­te­rie de tests. Jusqu’au 1er juin, où tout bas­cule. Ce jour-​là, Roxane et Olivier sont infor­més qu’un signa­le­ment pour mal­trai­tance va être fait auprès du pro­cu­reur de la République. « À ce moment-​là, je ne veux pas y croire. C’est tel­le­ment impro­bable… », confesse Roxane. 

Dès lors, tout s’enchaîne : l’expertise médi­cale, l’audition par la Brigade des mineurs et le pla­ce­ment pro­vi­soire de Camu, le 14 juin. D’abord à l’hôpital, puis en pou­pon­nière, où ses parents ont le droit à une heure de « visite média­ti­sée » (en pré­sence d’un tra­vailleur social) par semaine. Un mois plus tard, mal­gré un rap­port posi­tif de l’Aide sociale à l’enfance (ASE), le cou­pe­ret tombe : la juge des enfants recon­duit le pla­ce­ment pour six mois, jusqu’en jan­vier 2022. Sauf que, entre-​temps, de nou­veaux élé­ments viennent rebattre les cartes : non seule­ment Camu a déve­lop­pé de nou­velles frac­tures à la pou­pon­nière, mais les résul­tats du test géné­tique sont arri­vés. Et révèlent que ce bébé souffre non pas de mal­trai­tance, mais d’une ostéo­ge­nèse impar­faite, une mala­die rare (com­mu­né­ment appe­lée « mala­die des os de verre »).

Le 3 août, après sept semaines de pla­ce­ment, Camu peut enfin ren­trer chez lui et béné­fi­cier d’un sui­vi médi­cal adap­té. « À par­tir du moment où le diag­nos­tic est tom­bé, les pro­fes­sion­nels à qui on avait affaire se sont ouverts à nous. Et ça a été encore pire pour moi de réa­li­ser qu’en fait, per­sonne n’avait vrai­ment cru à notre culpa­bi­li­té. Mais le rou­leau com­pres­seur s’était mis en marche », estime Roxane, qui parle de ce pla­ce­ment injus­ti­fié comme d’un « trau­ma­tisme ». Traumatisme que cette famille est loin d’être la seule à avoir vécu.

Syndrome du bébé secoué ? 

En février 2021, l’association Solhand (Solidarité Handicap) créait la Commission mala­dies rares et jus­tice pour aider les familles prises dans cet engre­nage. Déjà une dizaine en quelques mois. « Ce n’est pas à nous de poser un diag­nos­tic. Mais cela fait vingt ans que nous aler­tons sur le sujet : toutes les familles dont un enfant est atteint d’une mala­die rare sont aujourd’hui sus­cep­tibles de voir leur enfant pla­cé », pré­vient Annie Moissin, pré­si­dente de Solhand. Quatre ans plus tôt, une cen­taine de parents avaient publié une tri­bune dans Le Monde pour aler­ter sur leur situa­tion : réunis au sein de l’association Adikia, tous disent avoir été accu­sés à tort de mal­trai­tance sur leur enfant. À chaque fois, c’est le même scé­na­rio. « Alors que nous consul­tons les urgences pédia­triques pour nos bébés qui font un malaise, les méde­cins décèlent des signes a prio­ri évo­ca­teurs de mal­trai­tance. Il s’agit essen­tiel­le­ment de frac­tures, d’ecchymoses ou de sai­gne­ments à l’intérieur du crâne et des yeux (héma­tomes sous-​duraux et hémor­ra­gies réti­niennes). [Il se trouve que] ces deux der­niers signes sont typiques du “syn­drome du bébé secoué”. Dans nos cas, cepen­dant, nos enfants sont atteints de diverses mala­dies rares », clament-​ils. 

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© Chiara Dattola pour Causette

Parmi eux, il y a Virginie, dont le nour­ris­son a été pla­cé un mois avant qu’on ne lui découvre une hypo­fi­bri­no­gé­né­mie (un trouble de la coa­gu­la­tion qui peut pro­vo­quer des héma­tomes sous-​duraux et des hémor­ra­gies réti­niennes). Vanessa, dont le bébé a été pla­cé plu­sieurs mois, alors qu’il souf­frait en réa­li­té d’une hydro­cé­pha­lie externe (une patho­lo­gie géné­rant, elle aus­si, des héma­tomes sous-​duraux et des hémor­ra­gies réti­niennes). Ou encore Cyrille Rossant, aujourd’hui pré­sident d’Adikia, et lui aus­si vic­time d’une erreur de diag­nos­tic. En 2016, son fils David, alors âgé de quelques mois, est sujet à plu­sieurs crises de vomis­se­ments. « Un virus », selon le pédiatre. Mais la mère de Cyrille, méde­cin à la retraite, s’inquiète de l’augmentation anor­male du péri­mètre crâ­nien de son petit-​fils. Devant son insis­tance, David est donc reçu à l’hôpital pour des exa­mens, qui révèlent des héma­tomes sous-​duraux et une hémor­ra­gie réti­nienne. « On nous dit que c’est, à 100 %, un bébé secoué. On était sous le choc. Je savais que ni moi ni ma femme n’avions secoué notre enfant. Ne res­tait que la nou­nou : ça ne col­lait pas, mais on ne voyait pas d’autre expli­ca­tion », relate Cyrille. Le neu­ro­pé­diatre de l’hôpital, lui, évoque pour­tant une autre piste : celle de l’hydrocéphalie externe, une patho­lo­gie qui touche 0,6 ‰ des enfants et dont les symp­tômes sont sem­blables à ceux du « syn­drome du bébé secoué »(SBS). Une contra­dic­tion médi­cale qui sème le doute chez les parents, mais n’empêche pas leur signa­le­ment, par l’hôpital, pour sus­pi­cion de maltraitance. 

Dès lors, la spi­rale se met en marche, jusqu’au pla­ce­ment de David. « On était dévas­tés. On a vrai­ment eu l’impression d’une déci­sion arbi­traire, sans même avoir été écou­tés ni inter­ro­gés par la juge des enfants », pour­suit Cyrille. Finalement, lors d’une audience en appel, la jus­tice revien­dra sur cette déci­sion : esti­mant qu’il n’y a pas de risque de dan­ger avé­ré dans l’environnement fami­lial de David, elle décide de lever le pla­ce­ment. Mais pour Cyrille, le doute per­siste : son fils a‑t-​il été secoué, comme l’affirme la pre­mière exper­tise ? Quid de l’autre diag­nos­tic évo­qué par le neu­ro­pé­diatre de l’hôpital ? Pour com­prendre de quoi il retourne, ce cher­cheur en neu­ros­cience se met alors à éplu­cher la lit­té­ra­ture scien­ti­fique. « Assez rapi­de­ment, j’ai vu qu’il y avait une contro­verse inter­na­tio­nale sur le SBS. Et qu’il y avait un gros pro­blème de fond dans la manière de diag­nos­ti­quer de manière cer­taine les secoue­ments, alors même qu’il peut y avoir d’autres expli­ca­tions », pointe-t-il. 

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© Chiara Dattola pour Causette

Une ques­tion tech­nique – et hau­te­ment sen­sible –, mais pour­tant fon­da­men­tale. Depuis 2015, 550 familles ont contac­té l’association Adikia pour ce qu’elles estiment être une erreur de diag­nos­tic : dans 85 % des cas, il s’agit du syn­drome du bébé secoué. Des cas qui se retrouvent aus­si en nombre dans le cabi­net de l’avocat Grégoire Étrillard : sur les 125 dos­siers d’accusation de mal­trai­tance qu’il défend actuel­le­ment, tous sont liés à un diag­nos­tic médi­cal contes­té. Et par­mi eux, 112 font état d’un SBS. Or, der­rière le diag­nos­tic de ce syn­drome se pose la ques­tion des recom­man­da­tions de la Haute Autorité de san­té (HAS). Car ce sont elles qui sont uti­li­sées, par le corps médi­cal et par l’appareil judi­ciaire, pour déter­mi­ner s’il y a eu mal­trai­tance. Le pro­blème, c’est que ces cri­tères diag­nos­tiques sont sujets à débat. Jugés insuf­fi­sants par cer­tains méde­cins, ils ont aus­si été remis en ques­tion, en 2016, par la Haute Autorité de san­té suédoise. 

« Les recom­man­da­tions actuelles de la HAS sont exces­sives et ne cor­res­pondent pas à l’état de la science. Je ne nie abso­lu­ment pas l’existence de cas de mal­trai­tances ni la néces­si­té de les com­battre. Mais en l’état, ces recom­man­da­tions ouvrent la voie à des pour­suites injus­ti­fiées et à des pla­ce­ments abu­sifs d’enfants », dénonce maître Grégoire Étrillard. Après avoir sai­si (en vain) le Conseil d’État, il envi­sage aujourd’hui de se tour­ner vers la Cour euro­péenne des droits de l’homme dans l’espoir de faire abro­ger ces fameuses recom­man­da­tions. Car, pour l’heure, la HAS campe sur ses posi­tions, allant jusqu’à qua­li­fier de « néga­tion­nistes » ceux qui contestent ses pré­co­ni­sa­tions. Fin 2019, la HAS rap­pe­lait d’ailleurs aux pro­fes­sion­nels de san­té leur devoir de signa­le­ment, « même s’ils ne sont pas cer­tains de la mal­trai­tance et sans avoir à en appor­ter la preuve ». Et c’est peut-​être là le problème.

Présomption de culpabilité

Car au-​delà de cette bataille d’experts, c’est toute la pro­cé­dure menant à ces pla­ce­ments qui pose aujourd’hui ques­tion. À com­men­cer par le signa­le­ment. Depuis 2015, la loi pré­cise qu’un pro­fes­sion­nel de san­té ne peut être pour­sui­vi pour avoir signa­lé à tort une situa­tion, sauf à prou­ver qu’il n’aurait pas agi « de bonne foi ». L’idée étant qu’il vaut mieux pré­ve­nir que gué­rir. Et qu’un parent, s’il est inno­cent, pour­ra tou­jours prou­ver sa bonne foi. « Au début, j’ai pris le signa­le­ment un peu à la légère », se sou­vient Maya *, qui sait n’avoir rien à se repro­cher. Au prin­temps 2021, elle et son mari emmènent leur fils de 3 semaines aux urgences, alar­més par les héma­tomes qui sont appa­rus sur son visage. Lorsqu’on leur apprend, quelques jours plus tard, que leur bébé pré­sente plu­sieurs frac­tures, c’est le choc. « Il était avec nous depuis sa nais­sance, et il n’était jamais tom­bé. J’étais sûre qu’il y avait une cause médi­cale. J’ai par­lé de mon accou­che­ment trau­ma­tique, rame­né mon dos­sier médi­cal, pro­po­sé de pas­ser des exa­mens… Personne ne nous a écou­tés », dit amè­re­ment la jeune mère, dont le fils sera fina­le­ment pla­cé trois mois. Une fois la machine judi­ciaire en route, les recherches médi­cales s’arrêtent – l’expertise médi­cale réa­li­sée après le signa­le­ment fai­sant office de diag­nos­tic. Comment, dès lors, prou­ver son inno­cence ? « C’est très com­pli­qué. Déjà, il faut pou­voir avoir accès au dos­sier médi­cal de son enfant. Dans l’enquête que nous avons réa­li­sée en 2020 auprès de 150 familles, seules 44 % ont pu l’obtenir. Et 39 % disaient qu’il man­quait des pages impor­tantes. Ensuite, il faut trou­ver des méde­cins qui acceptent de se pen­cher sur ces cas et qui soient com­pé­tents pour trai­ter ces dos­siers sou­vent com­plexes. Mais même si cer­tains acceptent, ces exper­tises n’ont aucune valeur juri­dique. Quand on est parents, on n’a donc qua­si­ment aucun moyen de prou­ver son inno­cence. C’est tout le pro­blème », résume Cyrille Rossant, d’Adikia. 

À cette « pré­somp­tion de culpa­bi­li­té » s’ajoute une cer­taine opa­ci­té de l’ASE, char­gée de réa­li­ser les enquêtes sociales sur les­quelles s’appuient ensuite les juges des enfants. Des rap­ports aux­quels les parents n’ont géné­ra­le­ment pas accès et que leurs avo­cats – s’ils en ont un – découvrent la veille, voire le jour de l’audience. Ce que dénon­çait déjà, en 2013, la Commission natio­nale consul­ta­tive des droits de l’homme (CNCDH), y voyant là une mise à mal du « prin­cipe du contra­dic­toire garant d’un pro­cès équi­table ».

Excès de précautions

Récemment, la CNCDH s’inquiétait éga­le­ment du recours fré­quent au pla­ce­ment, dont de nom­breuses études montrent qu’il est « trop sou­vent uti­li­sé de manière abu­sive ». « Dans mes dos­siers, 98,8 % des enfants ont été pla­cés dès le signa­le­ment par l’hôpital », s’alarme l’avocat Grégoire Étrillard. Un prin­cipe de pré­cau­tion deve­nu la norme, dans un sys­tème qui craint, plus que tout, de pas­ser à côté d’une situa­tion de mal­trai­tance. « Depuis trente ans, la socié­té n’a ces­sé de ren­for­cer son seuil de vigi­lance. Le sys­tème s’est archi­tec­tu­ré autour de cette idée qu’il faut “évi­ter le drame”. Et de plus en plus de parents ont l’impression qu’on agit trop fort, trop vite », concède Laurent Puech, tra­vailleur social et ancien pré­sident de l’Association natio­nale des assis­tants de ser­vice social. Mais si ce « pré­cau­tion­nisme » pré­vaut aujourd’hui, rappelle-​t-​il, c’est aus­si parce qu’il répond à une attente de la socié­té. « D’un côté, on reproche aux pro­fes­sion­nels de ne pas pro­té­ger assez les enfants, mais de l’autre, on leur reproche de prendre des pré­cau­tions exces­sives. Il y a une attente para­doxale et, de fait, des objec­tifs impos­sibles à atteindre. » 

* Le pré­nom a été modifié.

Lire aus­si l Quand les pla­ce­ments abu­sifs d’enfants deviennent un délire conspi

Note de la rédac­tion : Dans un sou­ci de lisi­bi­li­té pour nos lecteur·rices, nous avons déci­dé de ne pas avoir recours à l’écriture inclu­sive pour l’édition de cette enquête, car elle en aurait trop alour­di la lecture.

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