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Laure Daussy © Hannah Assouline

Laure Daussy : “Les répu­ta­tions balafrent par-​delà l’adolescence”

Le meurtre de Shemseddine à Viry-​Châtillon et le pas­sage à tabac de Samara à Montpellier y font sinis­tre­ment écho : chez les adolescent·es, la répu­ta­tion des jeunes filles peut deve­nir vec­teur du pire. Entretien avec Laure Daussy, jour­na­liste à Charlie heb­do et autrice de La Réputation, enquête sur la fabrique des “filles faciles” publiée à l’automne.

Causette : Que signi­fie avoir bonne ou mau­vaise répu­ta­tion en France aujourd’hui ?
Laure Daussy :
La répu­ta­tion, c’est une image de soi, que l’on espère évi­dem­ment la plus posi­tive pos­sible en tant qu’individu. Tout le monde est un peu concer­né par sa répu­ta­tion, en revanche, il y a des endroits où cette ques­tion est tota­le­ment exa­cer­bée. C’est le cas dans cer­tains quar­tiers popu­laires.
La mau­vaise répu­ta­tion repose sur des aspects com­plè­te­ment sexistes et patriar­caux et ne s’applique d’ailleurs qu’aux filles. Ce que j’ai consta­té à Creil, [dans l’Oise, où la jeune Shaïna Hansye avait été assas­si­née en 2019, ndlr], c’est que les filles se doivent de suivre tout un tas de contraintes et de pres­sions liées à la pudeur, aux inter­dits autour de la sexua­li­té, à leur com­por­te­ment. Dans cer­tains endroits de la ville, elles ne s’affichent jamais avec un gar­çon, ne doivent pas aller dans des ter­rasses de café, doivent tou­jours faire atten­tion à ne pas por­ter de vête­ments trop mou­lants ou de robe, sous peine de tom­ber dans la mau­vaise répu­ta­tion.
Et on y tombe très, très vite. En fait, ces répu­ta­tions, c’est aus­si un outil de contrôle des filles. Parce que quoi qu’elles fassent, même si elles res­pectent tous ces inter­dits, elles peuvent aus­si tom­ber dans la mau­vaise répu­ta­tion si un gar­çon a déci­dé de se ven­ger d’elles. Lors de mon enquête, j’ai par exemple ren­con­tré une jeune femme qui, alors qu’elle était ado­les­cente, avait refu­sé les avances d’un gar­çon. Ce der­nier avait pro­pa­gé dans toute la cité une rumeur sur des rap­ports sexuels qu’ils auraient eus alors que c’était faux. D’ailleurs, ça montre que le seul fait d’avoir des rap­ports sexuels peut être répré­hen­sible et vous faire bas­cu­ler dans cette mau­vaise répu­ta­tion. Cette fille a été humi­liée, insul­tée toute son ado­les­cence quand elle pas­sait dans le quar­tier. Et les répu­ta­tions res­tent col­lées à la peau vrai­ment pen­dant très long­temps : quand il a su qu’elle allait se marier, il a appe­lé le futur mari pour lui dire : “Ta future femme, c’est une pute.”
De fait, on devient une “fille facile”, pour tout et n’importe quoi. Soit parce qu’on est une fille “libre” – qui mène une vie d’adolescente nor­male –, soit parce qu’un gar­çon a vou­lu se ven­ger. Ou, pire encore, dans le cas de Shaïna Hansye, parce qu’on est vic­time d’une agres­sion sexuelle. On est là dans une espèce d’inversion absurde et émi­nem­ment patriar­cale. On est vic­time de sa propre agres­sion et on a une mau­vaise répu­ta­tion à l’issue d’un viol. 

La notion de “répu­ta­tion” est réac­ti­vée avec, coup sur coup, deux affaires dans les­quelles, selon les pre­miers élé­ments des enquêtes, elle aurait ser­vi de mobile : le meurtre de Shemseddine et le pas­sage à tabac de Samara. Vous sui­vez, pour Charlie Hebdo, ces affaires de près. En quoi mobilisent-​elles le sujet de la répu­ta­tion ?
L.D. :
Ces deux affaires montrent en effet que ce sys­tème de pen­sée est encore extrê­me­ment pré­sent. J’ai l’impression que ce sont tou­jours les mêmes logiques qui sont à l’œuvre. Samara, à par­tir du moment où elle a déro­gé à cer­taines règles qui étaient impo­sées en termes de pudeur, de normes ves­ti­men­taires, elle devient une proie pour les autres. Avec, en l’occurrence, une fille qui aurait exer­cé des menaces à son encontre.
L’affaire Shemseddine montre que la logique patriar­cale de la répu­ta­tion est éga­le­ment dan­ge­reuse pour les gar­çons. Ici, les grands frères d’une jeune fille avec qui il dis­cu­tait “sexua­li­té” seraient par­tis en expé­di­tion puni­tive contre le gar­çon pour laver “l’honneur” de la sœur. Ce qui est frap­pant, c’est que ce sont les grands frères qui s’autorisent à véri­fier, à “pro­té­ger” ces répu­ta­tions, et qui s’arrogent le droit de sur­veiller leur sœur, comme si elle était leur pro­prié­té ou celle de la famille. Ces affaires sont ter­ribles et j’espère qu’elles puissent faire prendre conscience de l’ampleur de ce phénomène. 

Lire aus­si l Dr Kpote sur l’affaire Shemseddine : “Les sœurs sont le ter­rain idéal pour tes­ter sa capa­ci­té à être un vrai mâle dominant”

En quoi, dans la logique patriar­cale, la répu­ta­tion des femmes est-​elle la garante de la répu­ta­tion des hommes ?
L.D. :
Ça s’applique à tout le monde, mais c’est tou­jours basé sur une morale très rigo­riste et l’appropriation du corps des femmes. Quand le meur­trier de Shaïna apprend qu’elle est enceinte de lui, il pré­fère l’assassiner pour, dit-​il à un de ses codé­te­nus, ne pas être “le père d’un fils de pute”. Il en va donc de sa propre répu­ta­tion. Et c’est pour, quelque part, effa­cer sa propre faute qu’il va jusqu’à assas­si­ner et jusqu’à brû­ler son corps, comme on brû­lait les sor­cières et pour l’anéantir.
Un autre exemple, c’est ce père de famille qui me dit lors de mon enquête : “Je pré­fère que mon fils fasse de la pri­son plu­tôt que ma fille soit consi­dé­rée comme une traî­née. Il en va de ma répu­ta­tion de père à moi”. Il consi­dère que son fils peut rache­ter sa faute s’il fait de la pri­son. Mais être une traî­née, ça ne se rachète jamais et cela devient sa honte à lui.

Dans l’affaire de Samara, on voit aus­si que cer­taines filles elles-​mêmes attisent ces ques­tions de répu­ta­tion…
L.D. :
Oui, c’est très sou­vent entre­te­nu par les ado­les­centes aus­si, mal­heu­reu­se­ment. Parce que c’est très com­pli­qué de s’extraire de cette logique-​là, tel­le­ment elle est vio­lente. Et elle exerce une emprise dans tous les esprits. Les filles risquent de se mettre elles-​mêmes en dan­ger si elles rompent avec ce sys­tème. Donc elles sont par­fois dans un rap­port ambi­va­lent avec le sujet. J’ai en tête cette amie de Shaïna qui va témoi­gner auprès de la police pour dénon­cer l’agression sexuelle et sou­te­nir son amie, et dans le même temps, dit aux poli­ciers que Shaïna se traîne une mau­vaise répu­ta­tion et reprend à son compte les termes de “fille facile” sans prendre de dis­tance. Je pen­sais que cette expres­sion n’était plus du tout uti­li­sée, mais dans cer­tains quar­tiers de Creil, elle agit comme une caté­go­ri­sa­tion presque offi­cielle. Évidemment, elle n’existe pas au masculin.

Lire aus­si l Féminicide de Shaïna Hansye : un grand cœur assassiné

Quid de la dimen­sion reli­gieuse dans cette logique de pen­sée ?
L.D. :
Je crois qu’elle s’ajoute indé­nia­ble­ment. Elle nour­rit ces répu­ta­tions, mais cela reste mul­ti­fac­to­riel. Par exemple, le fait que les grands frères sur­veillent leur sœur, je dirais que c’est plus quelque part quelque chose de tra­di­tion­nel, d’ancestral, de patriar­cal. Mais ce sur quoi reposent ces répu­ta­tions, c’est-à-dire l’injonction à la pure­té, à la vir­gi­ni­té, c’est tota­le­ment influen­cé par une inter­pré­ta­tion inté­griste de la reli­gion musul­mane. Outre les témoi­gnages des ado­les­centes de Creil, qui me disent qu’elles doivent toutes res­ter vierges pour le mariage, que c’est quelque chose de très tabou et de très impor­tant, il y a un son­dage de l’Ifop pour l’Institut Montaigne assez révé­la­teur. Il montre que soit 67 % des musul­mans pra­ti­quants consi­dèrent qu’une fille doit res­ter vierge pour le mariage, et même 74 % des jeunes musul­mans pra­ti­quants de 18 à 25 ans. Contre 8 % de l’ensemble de la popu­la­tion.
D’après le témoi­gnage de la maman de Samara, il y aurait une injonc­tion reli­gieuse dans les élé­ments qui ont mené à son pas­sage à tabac, parce que Samara s’habille à l’occidentale. On voit donc l’influence du rigo­risme religieux.

Par la suite, la maman de Samara a don­né une inter­view à TPMP pour indi­quer que même si elle ne por­tait pas le voile, sa fille était pieuse et fai­sait ses cinq prières par jour…
L.D. :
Oui, c’est une séquence qui inter­roge. Il peut y avoir une part de pres­sions iden­ti­taires reçues, mais aus­si la peur d’être ins­tru­men­ta­li­sée par l’extrême droite. Parce que sur ces sujets-​là, on est pris en étau, entre les isla­mistes et l’extrême droite.

Des sujets sur les­quels cer­taines fémi­nistes peuvent, elles aus­si, être prises en étau ?
L.D. :
Le fémi­nisme est plu­riel et il y a dif­fé­rentes manières de s’engager qui coha­bitent. Beaucoup de fémi­nistes sont enga­gées sur le ter­rain pour ces ado­les­centes. Mais, en effet, je pense qu’il y a cer­taines fémi­nistes inter­sec­tion­nelles qui ont peur d’être ins­tru­men­ta­li­sées par l’extrême droite sur ces sujets. Et je l’entends, effec­ti­ve­ment, c’est un écueil extrê­me­ment grave et impor­tant. Mais, pour autant, c’est vrai que, quand on a des pro­pos qui tendent à bana­li­ser cer­taines injonc­tions reli­gieuses alié­nantes pour les femmes, on ne les aide pas et on peut don­ner le sen­ti­ment d’abandonner ces jeunes filles. À Creil, cer­taines jeunes filles m’ont expli­qué por­ter le voile pour ne pas être insul­tées et il faut s’en préoccuper. 

Dans votre livre, vous écri­vez “les répu­ta­tions balafrent par-​delà l’adolescence”. Comment on s’émancipe d’une mau­vaise répu­ta­tion ?
L.D. :
Je ne veux pas non plus noir­cir le tableau, parce que tous les gar­çons ne se com­portent pas comme ça, ne mettent pas ces pressions-​là sur les filles. J’ai ren­con­tré plein de gar­çons qui s’y opposent, à Creil comme ailleurs. Là, j’étais en repor­tage à Viry-​Châtillon, tout le monde est hor­ri­fié, évi­dem­ment.
Nous par­lons donc de petites mino­ri­tés d’individus, qui ont un pou­voir de nui­sance impor­tant. Mais il y en a d’autres qui veulent que ça évo­lue et des asso­cia­tions de ter­rain qui font en sorte que ça puisse bou­ger. Et puis, il y a des filles, celles qui parlent dans mon livre, qui veulent que ça change. C’est un peu un #MeToo des quar­tiers. Notre res­pon­sa­bi­li­té, c’est de les écou­ter, de prendre en compte ce qu’elles dénoncent. Évidemment, cer­taines veulent s’extraire de cette pres­sion et rêvent de par­tir de ces endroits. Nous nous devons de leur offrir d’autres solutions.

Depuis la sor­tie de La Réputation, quels échos avez-​vous reçus à Creil ?
L.D. :
C’est une ques­tion impor­tante parce que j’ai fait vrai­ment ce livre pour que ça puisse faire bou­ger les choses et que ça puisse libé­rer la parole de ces ado­les­centes. Je suis reve­nue en par­ler lors d’une inter­ven­tion quelques semaines après la paru­tion, à l’invitation de l’association fémi­niste Femmes soli­daires, qui fait énor­mé­ment dans les quar­tiers dont on ne parle pas suf­fi­sam­ment. Ça a été incroyable parce que beau­coup de monde est venu, une soixan­taine de per­sonnes pour une salle pré­vue pour vingt. Tout le monde, hommes y com­pris, a pris la parole, pour témoi­gner et échan­ger. Mon seul regret, c’est qu’il n’y avait pas beau­coup de jeunes.
Beaucoup des pro­pos tour­naient autour de cer­tains cafés de Creil, dont sont encore sym­bo­li­que­ment exclues les femmes du coin, et c’est quelque chose qui cris­tal­lise énor­mé­ment d’attention. Des gens disaient : “Il faut oser y aller. C’est une vue de l’esprit de croire que les femmes n’y sont pas les bien­ve­nues.” D’autres leur répon­daient : “Vous vous ren­dez pas compte. On peut vrai­ment pas y aller. On est vrai­ment mal vues si on y va.” Une dame a même dit que c’est encore pire si on est consi­dé­rée comme étant issue de telle ou telle com­mu­nau­té. Ce que cela montre, c’est que les habi­tants se sont empa­rés du livre.
Reste qu’au niveau des poli­tiques, j’ai aus­si été invi­tée à m’entretenir avec des élus qui ont un pro­jet pour amé­lio­rer la situa­tion des femmes en leur pro­po­sant un lieu dédié où elles pour­ront être orien­tées en matière d’accès aux soins, si elles sont vic­times de vio­lences, et pour trou­ver un tra­vail. Mais je dois dire que ce n’est pas encore très abouti. 

La Réputation, enquête sur la fabrique des “filles faciles”, de Laure Daussy. Les Échappés, octobre 2023, 19,50 euros.

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