Si elle ne mania pas la mitraillette à l’image de Lucie Aubrac, Laure Moulin s’inscrivit bel et bien dans la lutte contre l’occupation nazie. Avant de disparaître des mémoires. L’historien et journaliste Thomas Rabino rend hommage au destin hors du commun de la sœur de Jean Moulin dans une biographie riche et poignante parue le 7 janvier 2021 aux éditions Perrin.
« Ici vécut Jean Moulin. Grand patriote, premier président du Conseil national de la Résistance, assassiné par les Allemands. » Voilà ce qu’on peut lire sur la façade du 21 de la Grand-Rue Jean-Moulin à Montpellier. Mais la plaque commémorative omet de mentionner qu’une résistante vécut également dans cet immeuble. Sa grande sœur, Laure.
Septembre 1941. La grande partie nord de la France vit sous l’occupation allemande depuis juin 1940. En zone libre, dans l’appartement familial montpelliérain, l’ex-préfet d’Eure-et-Loire Jean Moulin, venu visiter sa mère et sa sœur, hésite. Pour continuer le combat contre les nazis, doit-il se rendre aux États-Unis ? Laure, 49 ans, lui suggère un autre projet : celui de rallier l’Angleterre pour rencontrer celles et ceux qui luttent encore en Europe. Depuis la mort de leur frère aîné en 1907, les deux Moulin entretiennent une relation privilégiée empreinte de complicité. La confiance est donc aveugle, et Jean, de sept ans son cadet, suit le conseil. Il traverse la Manche et rencontre Charles de Gaulle, qui lui confie la mission périlleuse et ardue d’unifier la résistance en France et de devenir l’intermédiaire entre la France résistante et la France libre, basée en Angleterre. Le destin de Jean bascule et celui de Laure avec.
Une femme libre et engagée
Rien ne destinait pourtant cette professeure d’anglais à s’engager dans la résistance contre l’occupant. L’époque attendait des femmes qu’elles nourrissent et pansent leurs proches masculins engagés dans la Résistance, pas qu’elles y participent activement. Dans les faits, elles seront beaucoup à avoir basculé dans la lutte aux côtés d’un mari, d’un père ou d’un frère. Pour Laure, il s’agit presque d’une évidence. Élevée dans une famille aux fortes valeurs républicaines, Laure Moulin s’émancipe rapidement du rôle que l’époque réserve aux femmes. Ainsi, elle fait partie des seules… quatre cents femmes en 1913 à avoir obtenu leur baccalauréat ! La jeune femme a d’ailleurs pu se consacrer à ses études puisque lorsqu’elle atteint l’âge de se marier, à l’orée des années 1920, il y a plus de femmes disponibles que d’hommes, morts lors du premier conflit mondial. Laure fait partie des « vieilles filles » de ce début du XXe siècle. « Elle semble avoir rapidement renoncé à la maternité », précise Thomas Rabino dans sa biographie, Laure Moulin, résistante et sœur de héros, publiée début 2021.
En janvier 1942, « Rex », premier pseudonyme de Jean Moulin, revient d’Angleterre. Il annonce à sa sœur vouloir « faire quelque chose ». Et pour faire ce quelque chose, il aura besoin de son aide. « Personne d’autre que Laure pouvait remplir le rôle de secrétaire particulière de Jean Moulin, la voilà associée au plus près à une mission de premier plan. » Le jour, elle enseigne l’anglais à Montpellier, la nuit, elle décode des messages secrets venant de Londres, en code d’autres en réponse. Plus encore que ces opérations fastidieuses, la résistante s’illustre également par quelques faits notables. Le plus marquant, peut-être, est celui qui consiste à retrouver l’opérateur radio Monjaret en janvier 1942. Parachuté dans le maquis provençal, l’homme est introuvable. Et sans Monjaret, il ne peut y avoir de liaison avec Londres. Pour cette délicate mission, Laure s’improvise enquêtrice, en se faufilant sans se faire repérer par la police de Vichy. Après une investigation qui la mène jusqu’à Toulon, Laure Moulin, promue agente de liaison, retrouve l’opérateur dans un petit village du Var.
Mais comme tous les résistant·es, Laure Moulin n’échappe pas à la peur. La peur de se faire arrêter et, ainsi, que l’on remonte ensuite jusqu’à son frère. Mais Laure peut compter sur sa double vie pour s’éloigner du danger. Elle n’est pas une menace, car personne ne peut imaginer qu’une professeure d’anglais puisse être la première complice de l’unificateur de la Résistance. « Dans l’état d’esprit patriarcal de l’époque, les femmes ne sont pas susceptibles de s’engager dans la lutte », ajoute le biographe.
Un combat pour la vérité…
Mi-juillet 1943. Laure apprend l’arrestation de son frère par la Gestapo lyonnaise, dirigée par le sinistre Klaus Barbie, un mois auparavant. Laure sait le sort qui est réservé aux résistant·es. D’autant plus que Jean Moulin, devenu président du Conseil national de la Résistance, est une grosse prise. Laure Moulin n’en touche pas un mot à leur mère, qui ne sait d’ailleurs rien des activités occultes de ses enfants. Jusqu’au 19 octobre, elle ignore si son frère est toujours en vie. À 12 h 30, un policier allemand frappe à la porte de l’appartement de la Grand-Rue de Montpellier : Jean serait mort d’une paralysie du cœur pendant un transfert en train. Laure, abasourdie, n’en croit pas un mot.
L’inquiétude la pousse à monter plusieurs fois à Paris jusqu’au siège de la Gestapo pour obtenir des informations. Là encore, son personnage de professeure d’anglais inquiète pour son frère la protège de tout soupçon. Mais toujours la même rengaine : son frère est mort d’un problème cardiaque. Sans preuve ni corps, Laure est en proie aux doutes, d’autant qu’elle reçoit des informations contradictoires : Jean serait détenu en Allemagne. « Jusqu’à la capitulation allemande en 1945 et le retour des derniers prisonniers de guerre du Reich, Laure aura encore l’espoir que son frère est vivant », souligne Thomas Rabino. Depuis la disparition de Jean Moulin, Laure est plus que jamais isolée. Parce qu’elle n’a plus de contact dans la Résistance, elle se retire du mouvement. « Ce qui ne veut pas dire que Laure n’est plus en accord avec les valeurs de la Résistance, soutient l’écrivain. Mais découvrir la vérité sur la mort de son frère devient, à lui seul, un acte de résistance. »
… et la justice
En vérité, « Max » – deuxième pseudonyme de Jean Moulin – est mort le 8 juillet 1943 des suites des tortures infligées par Klaus Barbie pendant trois jours d’interrogatoires. « Apprendre ses tortures fut un traumatisme pour Laure, qui ne s’en remettra jamais. » Dès lors, elle consacre son énergie à trouver et faire condamner le traître responsable de l’arrestation de Jean. Pendant deux ans, alors que la France est à la reconstruction et s’efforce de considérer l’entièreté de son peuple comme résistant face à la barbarie nazie, Laure enquête et découvre des témoins de l’arrestation, mais également des documents qui attestent de la violence des coups reçus par Jean Moulin. L’investigation paie. L’enquêtrice est convaincue de la culpabilité d’un homme. René Hardy, résistant de la première heure, qui était présent au moment de l’arrestation de Jean Moulin, mais qui sera étrangement le seul à pouvoir s’en évader, n’étant pas menotté.
En 1947 a lieu le premier procès de René Hardy. Pour Laure, c’est le moment de venger son frère par la justice. Mais le procès tourne court. L’accusé, dont le procès a été retardé pour d’obscures raisons, est acquitté « au bénéfice du doute » en dépit de preuves accablantes. Trois ans plus tard, nouveau procès, dans le contexte compliqué de la guerre froide, où la théorie d’un complot communiste visant Hardy divise l’opinion. Des témoins se rétractent… D’autres sont carrément exécutés. René Hardy est, une nouvelle fois, relaxé. Pour le biographe, « c’est de nouveau un déchirement. Laure Moulin ne peut rendre justice à son frère. »
Gardienne de la mémoire
Si elle ne peut le venger par la justice, Laure le fera par la mémoire. À 58 ans, après avoir lutté dans l’armée des ombres, elle entame le second combat de sa vie : faire connaître l’action patriotique de Jean Moulin. Interviews, inauguration de stèles, rues, mémoriaux et autres musées… la sœur meurtrie se démène pour que la France honore le frère chéri, jusqu’à la consécration, la panthéonisation de 1964. « Commémorer Jean, c’était lui redonner vie, le rendre immortel, le faire aimer de tous comme elle l’aimait », ajoute Thomas Rabino. Mais si la patrie est reconnaissante envers ce héros de guerre, elle a sensiblement oublié de l’être envers Laure Moulin. « Elle a reçu la Légion d’honneur en 1954, mais il n’y avait personne pour la lui remettre de manière officielle, raconte l’écrivain. Mais Laure n’a pas vécu cela comme une injustice, elle n’a jamais voulu se présenter comme une résistante de la première heure, c’était une femme discrète et pudique. D’ailleurs, jusqu’à la Libération, personne dans son entourage n’a jamais su le rôle qu’elle a tenu aux côtés de son frère. Certains des proches des Moulin que j’ai rencontrés ont témoigné d’une surprise totale. C’était une grande fierté. »
Laure Moulin décède en 1974 à l’âge de 82 ans. Treize avant le procès du bourreau de son frère, Klaus Barbie, pour crimes contre l’humanité et onze ans avant les demi-aveux de Hardy sur son lit de mort.
Aujourd’hui encore, une seule rue porte son nom et son prénom, celle du petit village de Saint-Andiol, dans les Bouches-du-Rhône, où la fratrie Moulin est née et a grandi. Laure Moulin confirme la règle : derrière chaque grand homme, il y a une femme. Mais quelle grande femme que celle qui vécut l’histoire autant qu’elle la fit.