Le 8 février, l’Union nationale des familles de féminicides (UNFF) annonçait sa “prise de distance” avec le collectif féministe #NousToutes après quatre années de luttes communes. Une rupture révélatrice d’incompréhensions et de divergences plus larges. Tant sur la manière de lutter contre les violences faites aux femmes que sur le virage intersectionnel entamé par #NousToutes en 2022.
Neuf cents bougies pour neuf cents victimes de féminicides. Jeudi 8 février, au pied des marches du parvis du Trocadéro, à Paris, les collectifs féministes locaux parisiens de #NousToutes organisent un rassemblement en mémoire aux neuf cents femmes tuées en raison de leur genre depuis le 14 mai 2017, date qui marque le début du premier quinquennat d’Emmanuel Macron. Le parvis des Libertés et des Droits de l’homme, site touristique incontournable de la capitale, n’est pas choisi par hasard. “Nous voulons alerter le monde entier sur l’ampleur des féminicides en France et crier notre colère face à la complicité de l’État, tous les jours nous comptons nos mortes”, dénonce Célia, militante de #NousToutes, au micro. Preuve d’une volonté de visibiliser ces crimes : des pancartes ont été rédigées en anglais, en espagnol et en allemand et, sur les côtés, des militantes expliquent le contexte à des touristes un peu interloqué·es par la présence de cette nuée violette.
Derrière les centaines de bougies alignées sur le sol, une vingtaine de militantes portent une banderole sur laquelle sont inscrits, lettres blanches sur fond noir, les prénoms – et parfois juste le mot “anonyme” – des neuf cents victimes de féminicide. Pendant près d’une heure, les prises de parole se succèdent. Une proche de victime raconte sa souffrance, suivie de la psychologue Sonia Pino, cofondatrice de l’association Elle’s Imagine’nt, qui accompagne les femmes victimes de violences conjugales. Dans le froid et sous une pluie fine, une chorale féministe entonne ensuite en français la chanson mexicaine, Cancion sin miedo (la chanson sans peur), devenue un hymne mondial pour lutter contre le patriarcat.
“Prise de distance”
Le “femmage” de #NousToutes se conclut comme toujours par une minute de silence et une marée de poings levés. Une figure semble toutefois manquer à cette grande communion sororale. Sandrine Bouchait. La présidente et cofondatrice de l’Union nationale des familles de féminicides (UNFF) – qui rassemble une centaine de familles endeuillées – est pourtant souvent présente lors des femmages et actions de #NousToutes depuis la création de l’UNFF en 2019. Sauf que quelques heures plus tôt, Sandrine Bouchait a envoyé une lettre ouverte à une poignée de médias – dont Causette – dans laquelle elle annonce la décision de l’UNFF de “prendre ses distances” avec #NousToutes. Elle exprime aussi son refus d’assister à l’action du 8 février.
Dans cette lettre, Sandrine Bouchait, dont la sœur Ghylaine a été brûlée vive par son compagnon il y a sept ans, explique qu’en 2019 le collectif s’appuyait “sur l’expertise des associations de terrain et des syndicats, créant ainsi un espace bienveillant”. “Un lieu autrefois propice à la collaboration transformé en un cauchemar”, assène-t-elle.
Comment expliquer alors une telle rupture entre un collectif féministe et une association accompagnant les proches de victimes de féminicides ? Les tensions auraient pris racine tout au long de la préparation de la manifestation du 25 novembre 2023, Journée internationale de lutte contre les violences faites aux femmes, jusqu’à l’action du Trocadéro. Sandrine Bouchait explique à Causette n’avoir appris l’existence de ce femmage que quatre jours plus tôt dans un message posté sur le groupe WhatsApp du comité politique de #NousToutes. “Une erreur de communication”, plaide Célia, l’une des organisatrices, qui précise l’importance d’inviter aussi d’autres associations féministes.
Faux-pas ?
La militante regrette que Sandrine n’ait pas été là. Même sentiment et même regret du côté de Maëlle Noir, membre de la coordination nationale du collectif. “On n’est pas des super-humaines ou des super-héroïnes, on fait forcément parfois des erreurs, admet-elle à Causette. Sans doute qu’il aurait fallu l’inviter personnellement.” Pour Diane Richard, ancienne membre de #NousToutes, c’est certain qu’un faux pas a été commis. “Je comprends la volonté de donner la parole à différentes personnes, mais à un moment, il faut quand même impliquer au moins la principale asso qui représente les familles de victimes de féminicides”, estime-t-elle auprès de Causette. Deux jours avant l’action, devant l’impossibilité de reporter la date, #NousToutes a finalement proposé à Sandrine Bouchait de prendre la parole lors du femmage. Cette dernière a refusé “par respect pour les familles de [son] association”.
Ce qui provoque en partie, aujourd’hui, l’incompréhension entre l’UNFF et #NousToutes réside dans le consentement des familles de féminicides à voir le prénom de leur proche décédée inscrit dans l’espace public. “J’ai dit aux organisatrices de l’évènement du 8 février que nous nous opposions à ce rassemblement, que les familles de notre association étaient très en colère parce qu’elles n’avaient pas donné leur consentement pour que le prénom de leur proche apparaisse sur la banderole, dénonce Sandrine Bouchait auprès de Causette. On n’a pas du tout été consulté.” Jeudi soir, à la demande de Sandrine Bouchait, le prénom de sa soeur, Ghylaine, ne figurait plus sur la large banderole noire.
Faut-il visibiliser les prénoms des victimes ?
La colère de Sandrine Bouchait et de l’UNFF soulève une question épineuse dans la lutte contre les féminicides : puisque ces derniers sont des faits de société et non des faits divers, les identités de ces femmes tuées en raison de leur genre tombent-elles pour autant dans le “domaine public” ? Et surtout, la lutte féministe peut-elle les visibiliser à ce titre sans permission ?
Pour Hauteclair Dessertine, cofondatrice de l’UNFF et référente femmes en danger au sein de l’association, “l’utilisation des prénoms des victimes doit toujours se faire avec l’accord des familles et des proches”. “Souvent, les gens ne se rendent pas compte qu’ils s’approprient un peu les prénoms des victimes, ‘nos étoiles’, sans savoir ce qu’il y a derrière, explique-t-elle à Causette. Sans savoir que des enfants traumatisés par le féminicide de leur mère peuvent tomber sur ces collages. On leur balance en pleine gueule leur traumatisme. Ce sont des enfants, qui pour certains ont vu leur mère mourir et à qui on impose une nouvelle violence. Pour la cause, on en arrive à traumatiser encore plus des enfants. On a l’impression que les familles de victimes de féminicides sont toujours les oubliées de la cause.”
Sur le “non-respect du consentement des familles”, dénoncé par l’UNFF, les membres de #NousToutes interrogées par Causette se disent “très étonnées”. “Dénoncer les féminicides fait partie de l’identité même du collectif, avance Célia. Depuis sa création, #NousToutes a toujours fait des femmages et jamais les familles ne sont venues vers nous pour nous dire que c’est un scandale. Au contraire, on reçoit très régulièrement des messages de soutien et de remerciements.” Maëlle Noir abonde : “Ça fait partie de notre travail militant de faire exister les histoires des victimes de féminicide et ça passe par les informations publiques [consultables dans la presse, ndlr] dont on dispose, comme le nom ou l’âge. Ça a toujours été le cas et ça n’a jamais posé problème.” “D’autant que je ne sais pas à quel point c’est possible de contacter neuf cents familles pour leur demander l’autorisation de mettre un prénom sur une banderole pour l’honorer”, ajoute-t-elle en précisant que les militantes de #NousToutes sont toutes des bénévoles.
Au départ, pourtant, les relations étaient “excellentes” entre l’UNFF et #NousToutes, rappelle Sandrine Bouchait. Depuis sa création en 2019, l’UNFF a même toujours été une partenaire de choix pour le collectif féministe fondé un an plus tôt. “En 2019, Caroline De Haas [la cofondatrice de #NousToutes qui l’a quitté en 2021] nous avait demandé de nous mettre en tête de cortège lors de la manifestation du 25 novembre, précise Sandrine Bouchait. En fait, tout le temps où Caroline était là, on se sentait entendues.”
Chaque 25 novembre depuis quatre ans, l’UNFF a donc toujours marché dans le cortège contre les violences faites aux femmes et Sandrine prenait souvent la parole lors des femmages et actions organisés par #NousToutes. Une alliance plutôt cohérente, le collectif féministe, lancé en juillet 2018 en plein cœur du mouvement #MeToo, vise au départ à dénoncer les violences sexistes et sexuelles. L’objectif était – comme l’indique le nom du collectif – de rassembler toutes les femmes et tous les courants féministes autour du même combat, celui des violences de genre.
Virage intersectionnel
Si la lettre ouverte envoyée par Sandrine Bouchait cristallise aujourd’hui les tensions entre l’association et le collectif, cela fait en réalité déjà quelques mois que les relations entre l’UNFF et #NousToutes se sont dégradées. Pour le comprendre, il faut revenir sur le virage intersectionnel entamé par #NousToutes courant 2022. En janvier 2022, le collectif se désolidarise d’abord du compte Féminicides par compagnons ou ex, en cessant de relayer leur décompte des féminicides, après que ce dernier a tenu des propos jugés transphobes par #NousToutes.
Désireux de recenser et de visibiliser aussi les féminicides de femmes trans, de travailleuses du sexe ou des féminicides ayant eu lieu en dehors de la sphère conjugale – comme sur le lieu de travail ou dans la rue –, le collectif décide de créer l’Inter Orga Féminicide (IOF) avec l’association Acceptess-T qui lutte contre l’exclusion et les discriminations à l’encontre des personnes trans, le collectif handiféministe des Dévalideuses et la Fédération Parapluie rouge consacrée à la défense des droits des travailleur·euses du sexe. L’IOF sera officiellement lancée en janvier 2023. #NousToute propose alors à l’UNFF de l’intégrer et de participer à ce nouveau décompte, mais l’association décline. “C’était impossible pour nous, familles de victimes, d’éplucher les médias et de replonger à chaque fois dans l’horreur”, explique Sandrine Bouchait.
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Surtout, l’UNFF estime que “les féminicides conjugaux sont le haut de la pyramide des violences”. C’est pourquoi l’association choisit de conserver le décompte de Féminicides par compagnons ou ex. “On relaie ce décompte, car pour nous, il y a quand même une dimension supplémentaire qui est que ces femmes-là sont assassinées dans le lieu où elles sont censées être le plus en sécurité”, ajoute Sandrine Bouchait.
“L’Inter Orga Féminicides a été la première ouverture vers plus d’intersectionnalité”, se souvient Diane Richard, ancienne membre du collectif et de la coordination nationale de #NousToutes. Dans l’optique d’affirmer cette nouvelle ligne politique, #NousToutes prend aussi clairement position pour les droits des travailleuses du sexe, pour la liberté de porter le voile et contre la transphobie. C’est donc assez naturellement que la question de l’intersectionnalité s’invite au sein du collectif au moment de la préparation de la manifestation du 25 novembre 2023.
Décentrer #NousToutes
Cette fois, #NousToutes décide d’ouvrir l’organisation de la manifestation aux associations et collectifs intersectionnels. “On voulait décentrer #NousToutes de la manifestation du 25 novembre, qui ne nous appartient pas, avance Maëlle Noir. Pendant longtemps, #NousToutes a invisibilisé certaines luttes. Pendant longtemps, on a peu parlé de racisme, d’islamophobie, d’antisémitisme, de travail du sexe ou de violences économiques. Il y a pas mal de sujets qui ont été un peu écartés parce que le but, au départ, c’était de faire consensus et d’écarter, de fait, les sujets qui peuvent faire débat, mais quand on écarte les sujets qui font débat, on ne réunit que des personnes éloignées de ces débats.”
Dans cette nouvelle organisation, les associations féministes historiques et disons plus institutionnelles –, le Collectif national pour les droits des femmes (CNDF), la Fondation des femmes, le Planning familial, Solidarité Femmes… –, dont certaines se revendiquent d’un féminisme universaliste, ne sont pas conviées. A leur place, #NousToutes sollicite une dizaine de collectifs féministes – très politisés à gauche et pour la plupart récents –, parmi lesquels Du Pain & des Roses (collectif féministe anticapitaliste, anti-impérialiste et révolutionnaire), la Relève féministe née après l’affaire Quatennens, le Mouvement des mères isolées, l’association DiivinesLGBTQI+, Act Up-Paris, la Fédération Parapluie rouge ou encore l’association Toutes des femmes, qui rassemblent des femmes trans et cisgenre. Une inter-orga “fortement connotée politiquement”, affirme l’UNFF dans sa lettre ouverte. De ce nouveau projet d’inter-orga, l’association de familles de victimes n’est pas écartée. Le 7 septembre, #NousToutes propose en effet à l’UNFF d’intégrer un “groupe de travail pour une organisation collective de la manifestation du 25 novembre”. Sandrine Bouchait accepte.
Ce virage politique est complètement assumé par #NousToutes. “On voulait faire en sorte qu’il y ait une représentativité des luttes importantes, explique Maëlle Noir. Les orientations politiques de certaines organisations présentes dans l’inter-orga de l’année dernière entraient en collision avec les orientations politiques de celles de cette année. Notamment sur le travail du sexe. C’est vraiment le point de divergence.” Une majorité des associations féministes “historiques” tiennent effectivement une position abolitionniste sur la prostitution. Maëlle Noir le reconnaît d’ailleurs : “Plus on essaie de montrer une représentativité des luttes, plus ça devient difficile de faire consensus.”
Positions affirmées
Pour Diane Richard, cette divergence de point de vue n’aurait cependant pas dû interférer dans la préparation de la manifestation. “Même si on n’est pas d’accord sur tout, on devrait quand même pouvoir organiser une action ensemble au sujet de l’éradication des violences de genre”, estime-t-elle. Mais dans les faits, la symbiose ne prend pas. Pour la militante féministe, il existerait une tendance à une certaine “pureté militante” dans le paysage féministe français en général depuis quelques mois. “Il y a ce truc de se dire qu’on a des positions très affirmées et qu’on ne va travailler qu’avec des gens qui sont à 100 % d’accord avec nous sur tout”, observe Diane Richard. Elle dit l’avoir constaté au sein de son propre travail dans la coordination nationale : “Je n’arrivais plus du tout à faire des partenariats ou des événements avec des orga qui n’étaient pas totalement alignées avec nous.” Diane Richard claquera la porte de la coordination nationale en juillet.
Reste que cette inter-orga toute neuve provoque bien du désarroi. Premièrement auprès des associations féministes dites “historiques”, des syndicats et des partis politiques de gauche qui se regroupent de leur côté au sein d’un cadre unitaire. “À un moment, on s’est même demandé s’il n’y allait pas y avoir deux manifestations”, lance Diane Richard. Il y aura finalement une seule manifestation mais deux appels à manifester. Celui du “cadre unitaire” – regroupant les asso dites historiques – appelle à manifester “contre toutes les violences sexistes et sexuelles”, tandis que celui de l’inter-orga de #NousToutes invite à manifester “contre les violences de genre, sociales et d’État”. Pour la première fois depuis la création du collectif, les violences de genre ne sont plus les seules au cœur de la lutte.
Deux appels
L’introduction de ces luttes est une “déception” pour Sandrine Bouchait, qui préfère alors signer l’appel des organisations féministes “institutionnelles”, mais pas celui de #NousToutes. “Au fur et à mesure des réunions, on s’est rendu compte que ça ne nous convenait pas. Selon nous, c’était trop fouillis, il y avait trop de revendications qui auraient pu être faites hors du 25 novembre, indique la présidente de l’association. Le 25 novembre pour nous, c’est vraiment la Journée de lutte contre les violences faites aux femmes. Pour nous, ce texte n’insistait pas assez sur cela. Il n’y avait même pas la mention des ‘violences sexuelles’ dans le titre. Ça nous posait un gros problème.” Hauteclair Dessertine, cofondatrice de l’UNFF, abonde : “J’ai eu l’impression qu’on s’éloignait complètement du cœur du féminisme.”
Pour #NousToutes, au contraire, “les violences sociales et les violences d’État sont des violences de genre”. “On ne peut pas déconnecter la réforme des retraites des droits économiques des femmes, tout comme on ne peut pas faire semblant que l’immigration ne touche pas les femmes et les personnes minorisées plus particulièrement, explique Maëlle Noir. La lutte contre les violences sociales et les violences d’État entre pleinement dans la lutte contre les violences de genre. C’est aussi une approche un peu structurelle. On ne s’attaque pas seulement aux conséquences, mais aussi aux causes. Ces violences existent parce qu’elles sont renforcées via des politiques publiques. Il y a une complicité de l’État dans ces violences, et c’est ça qu’on essaie de dénoncer.”
La place de l’UNFF
Au sein de l’inter-orga, le refus de l’UNFF de signer le texte d’appel soulève une question majeure : l’association peut-elle rester dans une inter-organisation dont elle ne signerait pas le texte ? Le dossier provoque des débats, mais il est finalement décidé collectivement que l’association pourrait avoir une “place particulière” en son sein. “On a beaucoup fait pour que Sandrine puisse avoir cette place, rappelle Maëlle Noir. Ça nous paraissait essentiel que l’UNFF reste en tête de cortège.”
De son côté, si Sandrine Bouchait atteste bien du soutien de #NousToutes pour le maintien de l’UNFF dans l’inter-orga, elle dit de ne plus s’être “sentie la bienvenue” dans les réunions après ça. Des deux côtés, on évoque des moments compliqués. “Effectivement, l’inter-orga de la manif a été extrêmement difficile pour toutes les organisations impliquées”, indique Maëlle Noir à Causette. Le bilan – consulté par Causette – envoyé mi-décembre à tous et toutes les participant·es sous forme d’un questionnaire l’atteste notamment. “Il y a eu des retours sur la communication perçue de manière problématique ou agressive suivant les organisations”, reconnaît Maëlle Noir.
Des réunions éprouvantes pour tous et toutes
Une préparation éprouvante qui peut, peut-être, s’expliquer par une sensibilité et un degré de militantisme différent chezchacun·e. À la différence des membres des collectifs présents dans l’inter-orga de #NousToutes, celles·ceux de l’UNFF ne sont pas au départ des militant·es. Ce sont des proches, des sœurs, des mères, des cousines, des nièces, des amies et des enfants de victimes, propulsé·es bien malgré elles·eux, dans la lutte contre les féminicides et les violences faites aux femmes. L’association se définit par ailleurs comme étant apolitique. Si l’UNFF porte depuis sa fondation des revendications claires – elle milite notamment pour la création d’un statut de victime pour les enfants et un meilleur accompagnement de ces dernier·ières – l’association se situe loin des positionnements très politiques et intersectionnels des collectifs de l’inter-orga.
Dans plusieurs échanges – que Causette a pu consulter – entre des membres de l’inter-orga sur le Discord de préparation de la manifestation, Sandrine Bouchait et Hauteclair Dessertine font effectivement état de leur malaise. “Je n’ose pas intervenir sur cette discussion, je ne me sens pas à ma place !” déclare ainsi Hauteclair Dessertine dans un message posté le 28 septembre. “Nous avons été malmenées à de nombreuses reprises”, réaffirme-t-elle le 30 octobre. “L’organisation de la marche du 25 novembre a été éprouvante”, soutient aujourd’hui Sandrine Bouchait. Auprès de Causette, Maëlle Noir reconnaît également que l’UNFF “s’est sentie violentée à plusieurs reprises et l’a exprimé” à #NousToutes. “On a tout fait pour soutenir un maximum, on a passé beaucoup de temps au téléphone pour être dans le soutien en essayant de concilier toutes les revendications”, estime-t-elle.
Incompréhensions
Dans sa lettre ouverte envoyée jeudi 8 février, l’UNFF affirme avoir été confrontée à “des propos particulièrement insensibles et dangereux” lors de ces réunions de préparation. “On a été victime de violences verbales, détaille Sandrine Bouchait auprès de Causette. Dans l’une des réunions, Pierrette Pyram [fondatrice et présidente de l’association DiivinesLGBTQI+ qui visibilise les personnes afrodescendantes, afro-caribéennes et racisées LGBTQI+, ndlr] nous a dit que les féminicides de femmes blanches étaient moins grave parce qu’il n’y avait pas de racisme et de barbarie. J’ai alors rappelé que ma sœur est morte brûlée vive.” Présente lors de cette réunion, Hauteclair Dessertine atteste également ces propos et dénonce “une hiérarchisation des victimes”.
Maëlle Noir était également présente à cette réunion. Elle affirme à Causette que Pierrette Pyram n’a “jamais dit qu’il y avait des victimes plus importantes que d’autres” et qu’il s’agirait d’une mauvaise compréhension de ses propos. “Elle a essayé d’expliquer que les féminicides des femmes noires sont des féminicides racistes, ajoute-t-elle. Elle a cité notamment des féminicides qui ont eu lieu dans les Outre-mer en donnant des détails très difficiles à entendre pour n’importe qui, sans faire de trigger warning [mise en garde], ce qui, par ailleurs, est un peu problématique.”
“Chaque orga a milité pour son agenda politique”
Maëlle Noir ajoute qu’à la réunion suivante, Pierrette Pyram s’est “platement excusée”. Dans le compte rendu de la réunion du 26 octobre consulté par Causette il est effectivement fait mention d’excuses de la part de Pierrette Pyram. “Nous tenions à visibiliser les afroféminicides établis par le patriarcat dont personne ne parlait jusqu’à ce 25 novembre 2023, affirme aujourd’hui Pierrette Pyram à Causette. Nous avons parlé de ces cas de féminicides sans hiérarchiser les violences, on ne pense pas que les féminicides contre les femmes blanches ne sont pas graves, juste ce ne sont pas des afroféminicides et il faut aussi parler de ceux-là. Si mes propos ont été mal compris ou ont blessé, je me suis excusée. Mon intention n’était pas de minimiser les féminicides qui ne sont pas racistes.”
Reste que dans sa lettre ouverte, l’UNFF reproche à #NousToutes de ne pas avoir modéré ces propos. “Je n’ai pas trouvé que ces propos hiérarchisaient les violences, estime de son côté Maëlle Noir. La phrase était maladroite, mais elle parlait vraiment de son combat pour faire reconnaître l’intersectionnalité dans les féminicides contre les femmes racisées.” La militante reconnaît toutefois que Pierrette Pyram “a beaucoup poussé pour son agenda antiraciste”, ajoutant que les organisations féministes de femmes racisées comme DiivinesLGBTQI+ sont rarement invitées dans les cadres organisateurs féministes. “Et chaque orga a milité pour son agenda politique”, précise-t-elle.
La récente prise de distance de l’UNFF n’est pas l’unique polémique liée à #NousToutes. Depuis l’attaque du Hamas en Israël, le 7 octobre dernier, suivie de la riposte violente de l’État hébreu sur la bande de Gaza, les militantes du collectif – comme d’autres féministes – sont régulièrement accusées d’avoir passé sous silence les féminicides et les violences sexuelles perpétrées par le Hamas sur des Israéliennes. Des accusations qui ont d’ailleurs atteint leur point d’orgue lors de la manifestation du 25 novembre, où des militantes juives affirment avoir été “empêchées” de manifester.
Et comme l’atteste l’enquête de Libération publiée ce lundi, le 7 octobre est entré avec fracas dans les réunions de l’inter-orga bien avant la manifestation. Dans le bilan de l’inter-orga, plusieurs organisations regrettent par exemple l’absence du mot “antisémitisme” dans le texte d’appel. “À plusieurs reprises sur Discord et lors des réunions, j’ai essayé de leur dire : ‘Attention, on ne peut pas passer sous silence le 7 octobre’, mais dès qu’on abordait l’antisémitisme, il y avait des blancs et puis, vite, on passait à autre chose”, témoigne ainsi Hauteclair Dessertine de l’UNFF. Elle atteste avoir vu ensuite, lors de la manifestation, des militant·es du collectif Du Pain & des Roses arracher des collages “Je suis Shani Louk”, cette otage germano-israélienne tuée par le Hamas, dont le corps presque nu avait été filmé à Gaza par ses ravisseurs.
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Deux jours après la manifestation et suite à la vague de cyberharcèlement subie par plusieurs militantes de #NousToutes, les membres de l’inter-orga et du cadre unitaire clarifient la situation et affichent une position commune dans un communiqué. “Nous tenons en premier lieu à réaffirmer que nous combattons collectivement toutes les violences, les exactions, les féminicides commis contre toutes les femmes et minorités de genre quels qu’en soient les auteurs, et ce, partout dans le monde, affirme le communiqué. Nous condamnons sans ambiguïté les crimes sexuels et sexistes, viols et féminicides commis par le Hamas, qui ont particulièrement visé les femmes, les personnes LGBTQIA+ et les enfants.”
Reste que plus de deux mois après cet épisode, le collectif #NousToutes est cette fois dans le viseur du gouvernement, depuis les propos d’Aurore Bergé dimanche sur Radio J. La ministre chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes a effectivement annoncé son intention de passer “au crible” et de couper les subventions d’associations aux propos “ambigus” sur le 7 octobre, sans pour autant préciser les associations visées ou ce qu’elle entendait par “ambigus”. Si #NousToutes, qui ne reçoit pas de subventions de l’État, n’est donc, a priori, pas concerné par l’annonce d’Aurore Bergé, les militantes ont aussitôt réagi dans un long post publié sur Instagram, adressé à la ministre. “Vous ne nous réduirez jamais au silence. Vous ne nous empêcherez pas de faire converger nos luttes”, ont-elles affirmé, confirmant s’il le fallait, le virage intersectionnel pris ces derniers mois.
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Le collectif #NousToutes sort-il pour autant fragilisé de ces accusations ? En décembre dernier, après avoir subi une vague de cyberharcèlement – à la fois sur les réseaux sociaux, mais aussi à l’intérieur du collectif – pour s’être positionné à l’encontre de #NousToutes sur la manifestation du 25 novembre, Diane Richard en claque définitivement la porte. Elle a le sentiment que la manifestation a laissé des traces : “Plusieurs personnes m’ont dit qu’elles ont quitté le collectif à cause de ça.” Une affirmation que réfute Maëlle Noir. Selon elle, au contraire, l’audience de #NousToutes ne cesserait en réalité d’augmenter – le compte Instagram compte aujourd’hui 505 000 abonné·es. “Cela montre que, finalement, ce virage intersectionnel parle aux gens”, estime-t-elle.
Quant aux relations entre l’UNFF et #NousToutes, elles semblent pour l’heure figées. Une situation que regrette par ailleurs Maëlle Noir. “J’espère que ce n’est pas définitif et irrémédiable, affirme-t-elle. Je veux rester optimiste sur le futur et voir comment on peut cohabiter dans le paysage féministe.” De son côté, Sandrine Bouchait n’est pas si confiante. Elle sait déjà qu’elle ne sera pas de la manifestation du 8 mars prochain. Et celle du 25 novembre 2024 ? “On ne veut pas revivre ça, confie-t-elle. On sera là, mais on ne sera pas dans l’inter-orga.”“En fait, on ne sera dans aucun collectif”, ajoute celle qui voyait en #NousToutes l’occasion de rassembler autour d’une cause commune : la lutte contre les violences conjugales.