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©Mika Baumeister

Féminicides : com­ment les recenser ?

En annon­çant qu’elle ces­sait de relayer le décompte des fémi­ni­cides conju­gaux effec­tué depuis six ans par le col­lec­tif Féminicides par Compagnon ou Ex, l’association Nous Toutes met en lumière la ques­tion cru­ciale de la méthode de comp­tage des fémi­ni­cides en France. 

« Nous Toutes a déci­dé de sus­pendre le relai du décompte des fémi­ni­cides conju­gaux. » L’annonce du col­lec­tif fémi­niste le 5 jan­vier sur Twitter signait la fin de quatre années de col­la­bo­ra­tion avec l’autre col­lec­tif Féminicides par Compagnons ou Ex ». En 2021, selon ce der­nier, 113 femmes sont mortes dans le cadre d’un fémi­ni­cide conju­gal. Le minis­tère de l’Intérieur, qui fait ce décompte depuis 2006, n’a pas encore publié les chiffres offi­ciels de l’année 2021 – géné­ra­le­ment plus bas que ceux des mili­tantes, le minis­tère sous­trayant des affaires ne rele­vant pas à ses yeux de fémi­ni­cide conjugal.

Pendant quatre ans, Nous Toutes a relayé le recen­se­ment du col­lec­tif Féminicides par Compagnons ou Ex sur fond vio­let. Un par­te­na­riat qui a notam­ment per­mis de rendre visible l’ampleur du phé­no­mène dans les médias. Mais début jan­vier, une dis­sen­sion nait d’un débat sur Twitter entre Féminicides par Compagnons ou Ex et des femmes trans, concer­nant la comp­ta­bi­li­sa­tion des femmes trans tuées par trans­pho­bie. Les secondes reprochent aux pre­mières de ne pas recen­ser ces meurtres, les­quels n’ont, jusqu’ici, pas rele­vé d’un contexte conju­gal rétorque Féminicides par Compagnons ou Ex. C’est lorsque le col­lec­tif tweete « vu le har­cè­le­ment et le déni­gre­ment que nous subis­sons, cer­taines ont, semble-​t-​il, bien conser­vé les aspects toxiques de leur mas­cu­li­ni­té anté­rieure » que Nous Toutes va se déso­li­da­ri­ser en jugeant les pro­pos « trans­phobes ». Dans la fou­lée, Nous Toutes explique désor­mais vou­loir « trou­ver une autre manière de visi­bi­li­ser l’ensemble des fémi­ni­cides » pour per­mettre une approche du phé­no­mène plus inclusive. 

Désormais, deux recen­se­ments mili­tants coexistent donc pour recen­ser les fémi­ni­cides en France. Celui réa­li­sé par Féminicide par Compagnon ou Ex compte au 13 février, dix fémi­ni­cides conju­gaux. Dans son accep­ta­tion plus large, Nous Toutes en recense de son côté qua­torze. Un écart qui met en lumière une ques­tion : de quelle manière comp­ter les fémi­ni­cides ? Eléments de réponses.

Julia

Membre du col­lec­tif Féminicides par Compagnon ou Ex

“Le comp­tage a com­men­cé en 2016 lorsque nous par­ta­gions sur Facebook, avec d’autres mili­tantes, des articles sur les fémi­ni­cides, dont la plu­part avaient lieu dans le cadre conju­gal. On s’y est très vite inté­res­sées, d’autant que le rap­port fait cette année-​là par la DAV [Délégation aux vic­times qui relève du minis­tère de l’Intérieur qui pro­duit chaque année une étude sur les morts vio­lentes au sein du couple, ndlr] ne nous satis­fai­sait pas. Les vic­times y étaient com­plè­te­ment ano­nymes et on ne savait pas trop ce que le rap­port enten­dait par “couple”. Est-​ce que c’était un couple offi­ciel ? Les rela­tions extra-​conjugales étaient-​elles aus­si comp­tées ? C’était assez confus. C’est comme ça qu’on a com­men­cé à recen­ser nous-​mêmes les vic­times de fémi­ni­cides, tuées par leur com­pa­gnon ou ex-​compagnon. D’abord sur une page Facebook puis sur un site inter­net pour leur rendre une visi­bi­li­té et appor­ter un point de com­pa­rai­son. Notre métho­do­lo­gie s’appuie sur une veille dans les médias. Certaines familles de vic­times nous appellent aus­si par­fois et ce même avant que l’affaire ne sorte dans la presse. Mais on est obli­gées d’attendre que le fémi­ni­cide soit relayé pour en par­ler car il faut abso­lu­ment qu’il soit sour­cé. Notre angle de tra­vail s’est foca­li­sé dès le départ sur les vio­lences conju­gales car en France, les femmes sont dans l’immense majo­ri­té des cas tuées chez elles par leur conjoint ou ex-​conjoint. Ce qui ne veut pas dire que nous ne recon­nais­sons pas les autres fémi­ni­cides, on sait très bien qu’il n’est pas que conju­gal. D’ailleurs, nous recen­sons sur notre site les fémi­ni­cides par com­pagne, par un ami ou un voi­sin, mais aus­si ceux de femmes trans et pros­ti­tu­tion­nels. Mais nous ne les publions pas sur nos réseaux sociaux car ce n’est tout sim­ple­ment pas notre angle. Nous refu­sons éga­le­ment d’additionner toutes les typo­lo­gies de fémi­ni­cides pour en faire un chiffre glo­bal. Il y a, selon nous, une dif­fé­rence entre un fémi­ni­cide qui a lieu dans le cadre de l’intime et un autre qui se pro­duit dans la rue par un illustre incon­nu. À notre sens, un chiffre glo­bal annu­le­rait le phé­no­mène des vio­lences conju­gales en l’invisibilisant.”

Myriam Hernández Orellana

Docteure en Sciences de l’information et de la communication

“Il faut rap­pe­ler que, comme il existe toute une typo­lo­gie de fémi­ni­cides, il existe une mul­ti­tude de défi­ni­tions qui dif­fèrent selon où l’on se trouve dans le monde. Les ori­gines du terme « fémi­ni­cide » remontent à 1801, lorsque le jour­nal The Satirical Review of London le défi­nis­sait comme “l’assassinat d’une femme”. Mais c’est véri­ta­ble­ment la socio­logue fémi­niste Diana Russel qui l’utilise pour la pre­mière fois lorsqu’elle s’exprime sur les meurtres de femmes en rai­son de leur sexe en 1976. On dis­tingue aujourd’hui trois types de fémi­ni­cides au niveau inter­na­tio­nal : le fémi­ni­cide intime, qui concerne une femme tuée par son conjoint ou ex-​conjoint. Puis le fémi­ni­cide non-​intime, qui concerne les cas où l’agresseur ne connaît pas la vic­time. C’est par exemple le cas des pros­ti­tuées tuées par leurs clients ou la tue­rie de l’École Polytechnique de Montréal au Québec en 1989, Marc Lépine ayant tué des femmes car elles sont des femmes. Et enfin le fémi­ni­cide col­la­té­ral, qui concerne de son côté une femme qui se trouve dans la ligne de tir de l’agresseur. Mais au fur et à mesure que le phé­no­mène a été mis en lumière, de nou­velles caté­go­ries sont appa­rues. Les tra­vaux des fémi­nistes ont aus­si per­mis d’adapter le fémi­ni­cide aux dif­fé­rents contextes sociaux, poli­tiques et cultu­rels des pays. En France, le terme de fémi­ni­cide est col­lec­ti­ve­ment asso­cié à la vio­lence au sein du couple. J’ai obser­vé les pre­mières occur­rences du mot entre 2005 et 2010 mais c’était tou­jours asso­cié à des fémi­ni­cides com­mis en Amérique Latine. C’est en 2011 que l’on observe vrai­ment l’utilisation du terme pour la pre­mière fois asso­cié à des vic­times fran­çaises. Il ne s’agit pas tant de savoir s’il faut comp­ter tel ou tel type de fémi­ni­cides mais plu­tôt que les cher­cheurs, les asso­cia­tions et gou­ver­ne­ments se penchent sur une défi­ni­tion de la notion de fémi­ni­cide qui n’existe pas aujourd’hui en France. Par com­pa­rai­son, en Amérique Latine, les cher­cheurs tra­vaillent depuis vingt ans sur la défi­ni­tion. La dis­sen­sion actuelle que l’on voit entre les col­lec­tifs fémi­nistes sur le comp­tage des fémi­ni­cides illustre d’ailleurs cette absence de défi­ni­tion du terme. Pour bien com­prendre le phé­no­mène, son ampleur et pour mieux tra­vailler la poli­tique publique qui per­met­tra de dimi­nuer et mettre fin au phé­no­mène (dans l’idéal), il est néces­saire de tra­vailler sur cette notion. Comment la socié­té défi­nit le fémi­ni­cide ? Et dans ce cadre, quels ins­tru­ments va-​t-​on mobiliser ?”

Virginie Ballet

Journaliste pour Libération en charge du site Meurtre Conjugaux – Des vies der­rière les chiffres

“C’est la jour­na­liste Titiou Lecoq qui a ini­tié en 2017 ce grand for­mat de Libé, « Meurtre conju­gaux – Des vies der­rière les chiffres », où elle recen­sait les cas de femmes tuées dans le cadre du couple. On était avant le Grenelle des vio­lences conju­gales [qui a eu lieu en 2019, ndlr] et la ques­tion du fémi­ni­cide n’avait pas encore vrai­ment émer­gé en France. J’ai ensuite pris le relais au départ de Titiou Lecoq, en 2019. Avec cette pla­te­forme, on met en évi­dence, mois par mois, l’aspect mas­sif des meurtres conju­gaux, leur fré­quence et leur méca­nisme pour sus­ci­ter une prise de conscience et faire émer­ger le fait social der­rière le fait divers. C’est une base de don­nées néces­saire pour sor­tir de la froi­deur des sta­tis­tiques. Notre métho­do­lo­gie s’appuie sur une revue de presse natio­nale et régio­nale, ain­si que sur un solide tra­vail de véri­fi­ca­tion des sources. Nous n’incluons pas, par exemple, les fémi­ni­cides dont l’enquête n’est pas jugée suf­fi­sam­ment avan­cée. Sur la typo­lo­gie, le choix a été fait, dès le départ, de ne recen­ser uni­que­ment les fémi­ni­cides dans le cadre du couple. Il y avait, je pense, à l’époque une réelle néces­si­té de faire émer­ger les vio­lences conju­gales pour ne plus entendre que ce sont des “drames fami­liaux” et des “crimes pas­sion­nels”. Mais la ques­tion d’étendre ce comp­tage aux sphères non-​intimes, qui se pose actuel­le­ment, est com­plè­te­ment légi­time. Nous sommes nous-​même en pleine réflexion à ce sujet. Même si j’entends la crainte de cer­taines asso­cia­tions de voir leur tra­vail délais­sé et invi­si­bi­li­sé, les meurtres trans­phobes ou les meurtres à carac­tère sexuel sont, par exemple, autant de fémi­ni­cides qui se situent pour le moment dans un “conti­nent noir”. Quoi qu’il en soit, les dif­fé­rences de comp­tage qui s’opèrent actuel­le­ment illus­trent bien la réelle pro­blé­ma­tique sur le recen­se­ment des fémi­ni­cides : le tra­vail des asso­cia­tions est essen­tiel mais doit être mené par une ins­ti­tu­tion gou­ver­ne­men­tale mois par mois. Et non une fois par an comme c’est le cas aujourd’hui avec la Délégation aux vic­times. Le décompte des fémi­ni­cides ne doit pas uni­que­ment être un recen­se­ment mais une véri­table intros­pec­tion de ce que les auto­ri­tés judi­ciaires ont pu man­quer, en y appor­tant à chaque fois des réponses politiques.”

Maëlle Noir

Membre de la coor­di­na­tion natio­nale de #NousToutes

“Nous Toutes a com­men­cé à relayer le décompte réa­li­sé par Féminicide par Compagnon ou Ex en 2018. On était au tout début du mou­ve­ment Nous Toutes, en plein milieu du mou­ve­ment metoo et aux pré­mices de la lutte contre les vio­lences conju­gales. La ques­tion que l’on s’est posée à l’époque au sein du col­lec­tif était : com­ment visi­bi­li­ser ces vio­lences ? On a relayé pen­dant quatre ans le décompte du col­lec­tif jusqu’au 5 jan­vier der­nier. Il est impor­tant de rap­pe­ler que Nous Toutes n’avait pas l’objectif d’arrêter ce relais avant les pro­pos que nous jugeons trans­phobes tenus par le col­lec­tif mais réflé­chis­sait déjà depuis quelques semaines à mettre en place un décompte plus inclu­sif. On estime qu’il y a eu un énorme tra­vail effec­tué par les orga­ni­sa­tions fémi­nistes depuis 2016, qui a per­mis une per­cée du terme de fémi­ni­cide dans l’espace public. Mais le pro­blème, c’est que le mot reste can­ton­né au couple. Et ça c’est parce que ces asso­cia­tions se sont concen­trées sur la sphère intime. C’était cru­cial de com­men­cer par là mais il est désor­mais impor­tant de com­men­cer à s’attaquer à ce qu’on appelle nous la visi­bi­li­sa­tion des vio­lences sys­té­miques. On veut sor­tir le fémi­ni­cide de la sphère pri­vée pour mettre en avant la mul­ti­pli­ci­té des formes de vio­lences fémi­ni­ci­daires qui ne sont pas toutes basées sur les mêmes méca­nismes de pou­voir. Les femmes sont vic­times du patriar­cat mais aus­si de la les­bo­pho­bie, de la trans­pho­bie et du racisme. On a reçu énor­mé­ment de retours posi­tifs sur cette inclu­sion, ce qui nous conforte dans l’idée qu’il y avait un réel besoin. En ce qui concerne la crainte que peuvent avoir cer­taines mili­tantes sur l’invisibilisation des femmes tuées dans le cadre du couple, je pense que c’est une peur qui sur­vient à chaque fois qu’on intro­duit un nou­veau concept dans le débat public. Ce décompte implique for­cé­ment d’avoir une métho­do­lo­gie vrai­ment rigou­reuse dont la pre­mière pierre est de se mettre d’accord avec d’autres orga­ni­sa­tions fémi­nistes sur une défi­ni­tion pré­cise du fémi­ni­cide. Et c’est le tra­vail que l’on fait actuel­le­ment. En atten­dant, il n’était pas ques­tion pour autant d’arrêter le décompte, donc on a mis en place une orga­ni­sa­tion tem­po­raire consti­tuée d’une tren­taine de per­sonnes qui fait de la veille média­tique quo­ti­dienne. On a dû éta­blir une défi­ni­tion de tra­vail tem­po­raire pour conti­nuer de recen­ser les vic­times. Pour nous, un fémi­ni­cide doit être un crime gen­ré et miso­gyne. Pour faci­li­ter la com­pré­hen­sion, on a éga­le­ment mis en place une com­mu­ni­ca­tion par cou­leur sur nos réseaux pour dif­fé­ren­cier les types de fémi­ni­cide. Les fémi­ni­cides qui se pro­duisent dans le cadre du couple ont par exemple un fond vio­let fon­cé et ceux qui com­prennent des infan­ti­cides, un fond rose.”


Les recom­man­da­tions des Nations unies 

La limite du recen­se­ment des seuls meurtres ou assas­si­nats conju­gaux a aus­si été sou­le­vée par le Haut-​Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme dans son rap­port publié en juillet 2021. « Il est pro­blé­ma­tique que, dans cer­tains pays, les don­nées sur les fémi­ni­cides ou les meurtres de femmes et de filles liés au genre soient limi­tées à la vio­lence entre par­te­naires intimes. Une approche glo­bale devrait inclure tous les types de fémi­ni­cides per­ti­nents dans un contexte par­ti­cu­lier, y com­pris les meurtres com­mis par des par­te­naires intimes et des membres de la famille, ain­si que d’autres meurtres dans les­quels, bien qu’il n’y ait pas de rela­tion entre la vic­time et l’auteur, il y a un motif lié au genre. »

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