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Un slogan tagué par des militant·es trans lors de la manifestation du 8 mars à Paris.

Militant·es trans ver­sus fémi­nistes radi­cales : his­to­rique d’un ressentiment

Ces der­nières années, le débat autour de l’inclusion des per­sonnes trans et de leurs com­bats dans le mou­ve­ment fémi­niste fait rage sur les réseaux sociaux. Les dis­sen­sions se sont invi­tées dans la rue, sous forme de slo­gans d’abord. Et puis, le 7 mars der­nier, fémi­nistes radi­cales et militant·es trans en sont venu·es aux mains. Une ani­mo­si­té sem­blant aller cres­cen­do qui inquiète autant qu’elle inter­roge : pour­quoi une telle vio­lence et sur­tout, jusqu’où ira-t-elle ?

C’est une bataille qui se jouait jusque-​là sur les réseaux sociaux ou à coups de slo­gans peints sur les murs. Mais le 7 mars der­nier, lors d’une mani­fes­ta­tion en marge de la Journée inter­na­tio­nale de lutte pour le droit des femmes, l’affrontement entre militant·es trans et fémi­nistes radi­cales est deve­nu phy­sique. À l’appel du col­lec­tif d’associations fémi­nistes On arrête toutes, un ras­sem­ble­ment est orga­ni­sé place de la République à Paris. Environ trois cents per­sonnes, prin­ci­pa­le­ment des femmes, sont réunies. Mais rapi­de­ment, deux groupes se forment. D’un côté, des fémi­nistes du col­lec­tif Antifa Paris Banlieue, munies de ban­de­roles « fémi­nistes anti­fas­cistes contre l’islamophobie », « per­sonnes trans, fémi­nistes et légi­times ». Des slo­gans très ciblés qui ne visaient pas tant la socié­té patriar­cale que le groupe de fémi­nistes qui leur fai­sait face de l’autre côté. À savoir : une ving­taine de mili­tantes des col­lec­tifs Abolition Porno Prostitution (CAPP) ou de L’Amazone. Perchées sur la sta­tue de Marianne, ces mili­tantes ancrant leur com­bat dans les pas du Mouvement de libé­ra­tion des femmes (MLF) sont elles aus­si munies de ban­de­roles expri­mant leur vision du fémi­nisme : « Si ton fémi­nisme pro­fite aux proxé­nètes, ce n’est pas du fémi­nisme. » Et sur­tout « Vive le sexe fémi­nin ». Une allu­sion directe aux femmes trans, qui voient leur pré­sence au sein du mou­ve­ment fémi­niste remise en ques­tion par ces militantes.

La concep­tion res­tric­tive du com­bat des héri­tières des luttes seven­ties leur vaut l’acronyme de « Terf ». Un angli­cisme signi­fiant Trans-​exclusionary radi­cal femi­nist. Ou en fran­çais : des fémi­nistes radi­cales excluant les per­sonnes trans. Une ter­mi­no­lo­gie uti­li­sée pour la pre­mière fois en 2008 par Viv Smythe, mili­tante fémi­niste aus­tra­lienne. Elle l’emploie pour dénon­cer le fes­ti­val de musique Michigan Womyn’s Music Festival qui exclut les femmes trans des espaces « réser­vés aux femmes ». Si le mot est depuis entré dans le jar­gon mili­tant, il est jugé comme péjo­ra­tif, voire insul­tant, par les mili­tantes fémi­nistes radi­cales qu’il qua­li­fie. Elles pré­fèrent le terme « cri­tique du genre ».

Rapidement, le ton monte. « Cassez-​vous » ; « Fascistes », sont scan­dés comme une ren­gaine par les trans et leurs allié·es. Encerclant la sta­tue, certain·es miment de lan­cer une bou­teille de bière sur les fémi­nistes « radi­cales », tou­jours per­chées sur le pié­des­tal de Marianne. Ce sont fina­le­ment des œufs qui font office de pro­jec­tiles, for­çant les membres de L’Amazone et de CAPP à quit­ter la mani­fes­ta­tion sous l’escorte du ser­vice de sécu­ri­té de la Ville, du ser­vice d’ordre d’Osez le fémi­nisme (OLF) et sous les insultes des militant·es du camp adverse. Pour le com­bat éga­li­ta­riste qui ras­semble place de la République l’ensemble des manifestant·es, l’image est délé­tère : ain­si donc, des fémi­nistes par­viennent à s’écharper entre elles plu­tôt que de faire front contre l’ennemi com­mun qu’est le patriarcat.

Transphobie et fémi­nisme, une vieille histoire

On peut plus ou moins situer l’amorce de ce conflit en France au début de l’année 2020. Le 22 jan­vier, Marguerite Stern, fémi­niste radi­cale et ini­tia­trice du mou­ve­ment des « col­leuses », poste une série de tweets : « La pre­mière chose, c’est que je trouve que les débats sur le tran­sac­ti­visme prennent de plus en plus de place dans le fémi­nisme, et cris­tal­lisent même toute l’attention. J’interprète ça comme une nou­velle ten­ta­tive mas­cu­line pour empê­cher les femmes de s’exprimer. » Elle réagit à la publi­ca­tion d’un post Instagram du col­lec­tif de colleur·euses de Montpellier. On peut y voir le col­lage sui­vant : « Des sis­ters pas des cisterfs. »

Très vite, ce posi­tion­ne­ment de Marguerite Stern est per­çu comme trans­phobe par une par­tie des fémi­nistes et la com­mu­nau­té LBGTQIA+. De quoi ravi­ver de vieux débats. Pour Maud-​Yeuse Thomas, cofon­da­trice du site L’Observatoire des tran­si­den­ti­tés, cette dis­sen­sion appa­raît aux États-​Unis dans la décen­nie 1970. « Cela va se sol­der par l’écriture, en 1979, d’un bou­quin qui est très célèbre dans nos com­mu­nau­tés. Celui d’une écri­vaine amé­ri­caine, Janice Raymond : L’Empire trans­sexuel. » Pour l’autrice amé­ri­caine, la tran­si­den­ti­té serait basée sur des « mythes patriar­caux », ren­for­ce­rait les sté­réo­types de genre et serait faite pour « colo­ni­ser l’identification fémi­niste, la culture, la poli­tique et la sexua­li­té ». Une vision jugée trans­phobe par des membres de la com­mu­nau­té LBGTQIA+, mais qui va faire son nid dans cer­tains cercles de fémi­nistes radi­cales. Elle ins­pi­re­ra notam­ment d’autres mili­tantes, comme la Française Patricia Mercader, qui publie en 1994 L’Illusion trans­sexuelle. Dans son livre, l’autrice inter­roge méde­cins, psy­cha­na­lystes, fémi­nistes, socio­logues, juristes et « transsexuel·les », pour essayer de com­prendre les causes du « phé­no­mène trans­sexuel ».

« Il y a aujourd’hui une plus grande cou­ver­ture média­tique de ces questions-​là et donc une plus grande conscience dans la popu­la­tion géné­rale et dans le féminisme »

Constance Lefevbre, mili­tante fémi­niste et ancienne Femen

Une trans­pho­bie qui ne trouve que tar­di­ve­ment une véri­table oppo­si­tion. Il faut attendre les années 2000 et l’avènement d’Internet pour voir l’émergence de mou­ve­ments mili­tants trans. « On va avoir des groupes qui mettent en place des reven­di­ca­tions beau­coup plus for­melles et se donnent les moyens d’agir dans l’espace public », note Karine Espineira socio­logue et cofon­da­trice de L’Observatoire des tran­si­den­ti­tés. Conséquence : « Il y a aujourd’hui une plus grande cou­ver­ture média­tique de ces questions-​là et donc une plus grande conscience dans la popu­la­tion géné­rale et dans le fémi­nisme », com­plète Constance Lefebvre, mili­tante fémi­niste et ancienne Femen. De son côté, Marguerite Stern assure à Causette : « La ques­tion des per­sonnes trans, je ne me l’étais jamais posée avant qu’elle ne déborde com­plè­te­ment dans la sphère du fémi­nisme et que je n’entende plus par­ler que de ça. »

Le genre : un concept, deux visions 

Depuis peu, les dis­sen­sions semblent avoir atteint un point de non-​retour. Exemple avec ce slo­gan tagué (et depuis effa­cé) le 7 mars der­nier, au pied de la sta­tue de Marianne : « Sauve 1 trans, bute 1 terf. » En fait, la pré­sence des per­sonnes trans au sein du mou­ve­ment fémi­niste sou­lève une ques­tion qua­si phi­lo­so­phique : qu’est-ce qu’être une femme ? Est-​ce, comme l’entend le cou­rant fémi­niste maté­ria­liste et radi­cal, avant tout une condi­tion subie, due à l’assignation d’un genre en rai­son de son sexe de nais­sance ? Ou, comme l’envisage le mou­ve­ment trans, un res­sen­ti qui per­met à une per­sonne de s’intégrer à la com­mu­nau­té des femmes à par­tir du moment où elle s’identifie femme ?

Le sujet déchire mais s’inscrit pour­tant dans une cer­taine conti­nui­té du mou­ve­ment fémi­niste. C’est le constat que fait Christine Bard, pro­fes­seure à l’université d’Angers, spé­cia­liste de l’histoire des femmes et du genre : « Les fémi­nismes ont tou­jours inter­ro­gé la caté­go­rie “femmes” : pour cer­taines, elle ren­voyait à une fonc­tion sociale majeure, la mater­ni­té, jugée insuf­fi­sam­ment recon­nue par la socié­té patriar­cale ; pour d’autres à l’individu. Simone de Beauvoir disait « la femme est un homme comme les autres ». Historiquement, les débats ont été vifs, oppo­sant une défi­ni­tion natu­ra­liste, essen­tia­liste, bio­lo­gi­sante de la fémi­ni­té et une défi­ni­tion construc­ti­viste. Avant même l’emploi du mot genre, des fémi­nistes comme Madeleine Pelletier sou­hai­taient, à tra­vers la théo­rie de la viri­li­sa­tion des femmes, effa­cer la dif­fé­rence sexuelle. Nous dirions aujourd’hui “abo­lir le genre”. Le mou­ve­ment trans pro­longe en ce sens des débats déjà anciens. »

Deux visions s’opposent. La pre­mière est issue des cou­rants maté­ria­listes ou uni­ver­sa­listes : être une femme est un fait bio­lo­gique. Est consi­dé­rée comme femme toute per­sonne née avec un vagin, un uté­rus et la capa­ci­té de don­ner la vie. Pour Christine Delphy, socio­logue et fon­da­trice du Mouvement de libé­ra­tion des femmes (MLF) : « Le genre pré­cède le sexe. Comme dans la socié­té les gens ne veulent pas recon­naître que le genre est une construc­tion sociale, ils ont recours à la bio­lo­gie. Mais elle ne joue pas un grand rôle, si ce n’est de rap­pe­ler aux petits gar­çons qu’ils ont un petit pénis et aux filles qu’elles n’en ont pas. » Mais sexe et genre n’en res­tent pas moins liés, consi­dère Christine Delphy, ren­dant ce der­nier immuable : « Le genre, c’est l’identité de la per­sonne et on ne peut s’en débar­ras­ser comme ça. C’est quelque chose qui nous for­mate et qu’on ne peut pas soi-​même chan­ger. C’est ce que la socié­té a ins­tau­ré et elle n’est pas prête à le lais­ser tom­ber. » Une vision très répan­due dans le fémi­nisme de la deuxième vague et notam­ment au sein du MLF. Des fémi­nistes de la jeune géné­ra­tion – comme Marguerite Stern, Pauline Arrighi ou Dora Moutot – par­tagent cette concep­tion où le sexe défi­nit le genre. De là découlent les inéga­li­tés. « Les femmes ont tou­jours été oppres­sées, ont tou­jours dû se battre à tra­vers leurs luttes contre une oppres­sion basée sur le sexe et sur la réa­li­té bio­lo­gique de leur corps. La pros­ti­tu­tion, le har­cè­le­ment de rue, les vio­lences sexuelles obs­té­tri­cales, l’IVG, l’excision, la ques­tion de l’égalité sala­riale, toutes les oppres­sions sont cen­trées autour de notre corps. Pour moi, c’est hyper impor­tant de recon­naître qu’une femme, c’est ça », explique à Causette Marguerite Stern.

« En France, on a des repré­sen­ta­tions des femmes trans qui sont obso­lètes, qui datent des années 1980 »

Karine Espiniera

De l’autre côté, les fémi­nistes inclu­sives ou inter­sec­tion­nelles refusent de res­treindre à la bio­lo­gie l’identité fémi­nine. C’est une ques­tion de per­cep­tion et de res­sen­ti plus que d’organes géni­taux. Le genre serait fluide puisqu’il n’est pas seule­ment lié à notre biologie.

Un concept qui heurte les fémi­nistes maté­ria­listes radi­cales, pour qui en chan­geant de genre et en s’appropriant celui du sexe oppo­sé, les per­sonnes trans ren­for­ce­raient les sté­réo­types de genre, contre les­quels elles se battent pré­ci­sé­ment. Un argu­men­taire qui, pour Karine Espineira, relève d’une vision sté­réo­ty­pée et datée de ce que sont aujourd’hui les per­sonnes et notam­ment les femmes trans : « On est une géné­ra­tion qui ne se maquille jamais, qui ne met pas de talons hauts parce que c’est super désa­gréable. Même les soutiens-​gorge, on n’en veut pas, parce que ça fait mal ! Tout ça fait par­tie d’imaginaires et de cari­ca­tures qui ont été socia­le­ment répan­dus et qui ont la vie dure. En France, on a des repré­sen­ta­tions obso­lètes qui datent des années 1980. » Exemple suprême, observe Karine Espiniera, que la dif­fu­sion de sté­réo­types n’est pas du fait des femmes trans : le clan Jenner-​Kardashian. Au sein de la famille star de la télé­réa­li­té amé­ri­caine, Caitlyn Jenner, père de Kendall et Kylie Jenner et ancienne spor­tive de haut niveau, a enta­mé une tran­si­tion en 2015. « Quand je donne des confé­rences, je montre au public des pho­tos de l’ensemble de la famille et je demande qui ren­force les sté­réo­types sur les femmes. C’est juste qu’on foca­lise sur l’expression de genre des per­sonnes trans », s’exaspère-t-elle. En effet, que ce soit Kendall et Kylie, leurs demi-​soeurs Kourtney, Kim et Khloé ou leur mère, Kris, toutes s’affichent sur Instagram sur­ma­quillées, chaus­sées de talons hauts, de robes et de tout ce que la socié­té peut juger de « fémi­nin ». Ainsi, au sein de la famille Jenner-​Kardashian, ce n’est pas la femme trans qui ren­force les sté­réo­types de genre, mais bien les femmes cis.

Alors pour affir­mer leur sou­tien aux militant·es trans, le 26 février 2020, dans Libération, des dizaines de per­sonnes ont signé une tri­bune du col­lec­tif « Toutes des femmes ». Elles y affir­maient ain­si que : « Nous refu­sons qu’une femme ait à appor­ter des preuves de fémi­ni­té. Nous, femmes, trans­genres ou cis­genres, fémi­nistes, refu­sons l’importation de ces débats trans­phobes en France. »

Canada, Royaume-​Uni, France ou États-​Unis : même combat

Car ce cli­vage autour de l’inclusion des per­sonnes trans n’est pas une exclu­si­vi­té fran­çaise. Il se déve­loppe notam­ment dans les pays anglo-​saxons, au moment où les ques­tions sur la tran­si­den­ti­té font irrup­tion dans la loi. Ce fut le cas au Royaume-​Uni, en 2016, lorsqu’un comi­té de la Chambre des com­munes du Parlement, le Women and Equalities Committee (Le Comité des femmes et de l’égalité) pro­pose de revoir le Gender Recognition Act (loi sur la recon­nais­sance du genre) afin de faci­li­ter le chan­ge­ment d’état civil pour les per­sonnes trans. « C’est glo­ba­le­ment ce qui a lan­cé le mou­ve­ment gen­der cri­ti­cal, [en fran­çais, cri­tique de la notion de genre, ndlr] selon lequel le genre est lié au sexe bio­lo­gique et n’est donc pas fluide », estime Constance Lefebvre. Parmi les oppo­sants les plus viru­lents : LGB Alliance. Cet orga­nisme crée au Royaume-​Uni en 2019 entend pro­mou­voir les droits des « les­biennes, bisexuel·les et des gays, ain­si recon­nus par leur sexe bio­lo­gique » et les pro­té­ger de « nou­velles idéo­lo­gies qui confondent sexe bio­lo­gique et notion d’identité de genre, rem­pla­çant “sexe” par “genre” ». Les asso­cia­tions LGBTQIA+ dénoncent régu­liè­re­ment la trans­pho­bie de ce groupe qui se pré­sente sur Twitter avec le hash­tag #SexNotGender. La loi ne sera fina­le­ment pas adoptée.

« Au Canada, il y a eu la même chose avec la loi C‑16 en 2016 qui a amor­cé le mou­ve­ment gen­der cri­ti­cal avec Meghan Murphy notam­ment, une fémi­niste créa­trice du site Feminist Current, connu pour ses pro­pos jugés trans­phobes » pour­suit Constance Lefebvre, signa­taire de la tri­bune de « Toutes des femmes ». Ce pro­jet de loi adop­té en 2017 vise à « pro­té­ger les per­sonnes contre la dis­cri­mi­na­tion dans les champs de com­pé­tence fédé­rale et contre la pro­pa­gande hai­neuse, quand celles-​ci mettent en cause l’identité ou l’expression de genre ». 

Ghislaine Gendron, membre de l’association Pour les droits des femmes du Québec, a fait par­tie de celles qui s’y sont oppo­sées. Contactée par Causette, elle explique : « Le C‑16 inter­di­sait la dis­cri­mi­na­tion faite sur l’identité de genre. Je n’ai pas de pro­blème avec ça. Là où le bât blesse, c’est l’interprétation qu’en font les admi­nis­tra­tions publiques. Elles inter­prètent la loi sur les dis­cri­mi­na­tions et sub­sti­tuent le sexe à l’identité de genre, ce qui cause du tort aux femmes, estime-​t-​elle.  Avant, la lutte fémi­niste défen­dait les droits des femmes. Aujourd’hui, il y a ce que j’appelle un détour­ne­ment de mis­sion. Il ne faut pas noyer le com­bat pour les femmes dans la défense des per­sonnes trans : il faut conti­nuer à défendre les droits des LGBT, donc des hommes bisexuels, des hommes gays, des hommes et des femmes trans mais à côté, pour ne pas empié­ter sur les reven­di­ca­tions par­ti­cu­lières aux femmes. » 

Ghislaine Gendron fait part de l’une des inquié­tudes au cœur de l’argumentaire des « cri­tiques du genre » : voir le droit des femmes recu­ler et leur cause invi­si­bi­li­sée. On le voit d’ailleurs aux États-​Unis, appuie Constance Lefebvre : « En jan­vier 2021, le Parti démo­crate a intro­duit une pro­po­si­tion de loi, l’Equality Act qui vise à consti­tu­tion­na­li­ser l’égalité entre femmes et hommes. L’opposition à cette loi joue avec la trans­pho­bie : l’idée que sous cou­vert de lut­ter pour l’égalité, les démo­crates met­traient en dan­ger les femmes en don­nant des droits aux per­sonnes trans. » Celles qui ont bran­di cet argu­ment selon lequel le com­bat pour les droits des trans ferait de l’ombre à la lutte pour les droits des femmes sont d’ailleurs trois orga­ni­sa­tions conser­va­trices : le Parti répu­bli­cain, Heritage Foundation, Alliance Defending Freedom.

Un dia­logue possible ? 

Les « cri­tiques du genre » ont un autre che­val de bataille : la par­ti­ci­pa­tion des femmes trans aux com­pé­ti­tions spor­tives fémi­nines, qui, selon elles, mène­rait à une com­pé­ti­tion inégale. Le 17 mars, un sous-​amendement visant à « consa­crer le prin­cipe d’égalité spor­tive des per­sonnes trans dans la pra­tique spor­tive », por­té par le dépu­té LREM Raphaël Gérard, a été adop­té à l’Assemblée dans le cadre de la pro­po­si­tion de loi pour démo­cra­ti­ser le sport. Colère de Marguerite Stern, qui signe dans Marianne, le 23 mars, une tri­bune inti­tu­lée : « Reconnaître l’identité de genre dans une com­pé­ti­tion spor­tive entre en contra­dic­tion avec le fait de recon­naître le sexe. » À Causette, elle explique :« Au-​delà du sport, je parle de la façon dont cette idéologie-​là peut léser les droits des femmes. Pour la pre­mière fois, elle est en train d’entrer dans la loi en France. C’est une étape qui est en train d’être pas­sée. On ne parle plus de débat de niche, main­te­nant, on parle de légiférer. »

Pourtant, des points de dia­logue entre fémi­nistes radi­cales et militant·es trans sont pos­sibles. Notamment au sujet de la construc­tion sociale du genre. Pour les « cri­tiques du genre », un homme ne peut deve­nir une femme (et inver­se­ment), car il ne se défe­ra jamais de l’éducation qu’il ou elle a reçue et qui façonne son rap­port à la socié­té. Ça a l’air agres­sif comme ça, mais même Karine Espineira admet qu’il y a matière à réflexion : « Je ne suis pas contre tous les argu­ments des maté­ria­listes. Par exemple, la ques­tion de l’éducation est quelque chose qui me fait réflé­chir. On peut se deman­der ce qu’une édu­ca­tion pen­dant dix, vingt ou qua­rante ans en tant qu’homme peut lais­ser comme traces ensuite. En quoi cela va impré­gner la per­son­na­li­té des per­sonnes, quand bien même elles tran­si­tion­ne­raient ? Le pro­blème, c’est que cet argu­ment est sou­vent posé comme une condam­na­tion. Pas comme une ouver­ture à la dis­cus­sion et au débat. »

Surfocalisation

Alors d’où vient cette peur ? Pour Karine Espineira, c’est une ques­tion d’agenda et de sur­fo­ca­li­sa­tion. « Dans l’agenda des luttes, il y a eu le mariage pour tous, puis la ques­tion de l’état civil des trans. Cela a occu­pé l’espace média­tique et mili­tant, don­nant l’impression que les autres luttes deve­naient invi­sibles. Mais ce n’est pas nou­veau, cela s’est vu il y a quelques années dans les milieux les­biens fémi­nistes. Quand les centres gays et les­biens sont deve­nus des centres LGBT, il y avait cette peur que les ques­tions trans invi­si­bi­lisent les ques­tions gays et les­biennes. Alors que bien sou­vent, c’était un T de façade. Il n’y avait rien derrière. »

« Dans le mou­ve­ment fémi­niste actuel, sur­tout en ce moment, la ques­tion trans est énorme.

Christine » Bard, pro­fes­seure d’histoire contemporaine

Et si fina­le­ment ce conflit était avant tout géné­ra­tion­nel ? Car si cer­taines jeunes fémi­nistes cri­tiques du genre se reven­diquent maté­ria­listes, un cou­rant très pré­sent dans la deuxième vague fémi­niste des années 1970, nous sommes aujourd’hui dans la qua­trième vague. Laquelle se carac­té­rise par un fémi­nisme inter­sec­tion­nel, où conver­gence des luttes entre per­sonnes raci­sées, pré­caires, trans ou cis, hété­ros ou homos est le mot d’ordre. C’est ce qu’analyse Christine Bard avec son regard de pro­fes­seure d’histoire contem­po­raine : « Dans le fémi­nisme actuel, sur­tout en ce moment, la ques­tion trans est énorme. Elle prend une place qui fait contro­verse si l’on juge que c’est au détri­ment d’autres com­bats, comme l’égalité des salaires ou le par­tage du pou­voir poli­tique. Dans les socié­tés occi­den­tales qui n’ont fait qu’une place mineure au « 3e sexe », elle inter­pelle aus­si sur les fon­da­tions cis­genres de notre socié­té, sur ce que sont le sexe et le genre, les assi­gna­tions iden­ti­taires, l’organisation sociale en deux classes de sexe et de genre. En ce sens, la ques­tion trans va bien au-​delà de la reven­di­ca­tion de droits pour une minorité. »

Alors à quoi res­sem­ble­ra le fémi­nisme dans cinq ou dix ans si ce conflit conti­nue de s’intensifier ? Si les plus opti­mistes pensent qu’il se résor­be­ra de lui-​même, une chose est sûre : cette guerre interne pro­fite au moins à une caté­go­rie de la popu­la­tion : les anti­fé­mi­nistes et autres mas­cu­li­nistes, qui se délectent de cette guerre soro­ri­cide. Preuve en images avec une sélec­tion (non exhaus­tive) de com­men­taires trou­vés sur un forum de Jeuxvideos.fr.

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