“Cela doit cesser” : en France, associations et militantes féministes appellent à légiférer contre les “procédures bâillons” dans les cas d’accusations de violences sexuelles, pointant notamment la double peine morale et financière pour les victimes.
Théorisée dans les années 1970 aux États-Unis, la notion de “procédures bâillons”, connues sous l’acronyme anglais “Slapp” pour “Strategic lawsuits against public participation”, s’applique aux procédures judiciaires intentées contre des journalistes, des associations ou des militant·es. “Sans fondement réel, ces procédures visent principalement à intimider et limiter la liberté d’expression en impliquant les défendeurs dans un contentieux long et coûteux”, indique le Sénat dans une étude publiée en janvier 2023.
À l’origine, ces procédures concernent essentiellement des organisations de défense de l’environnement attaquées par des entreprises pour diffamation ou dénigrement, avant de s’élargir à d’autres enjeux et d’autres acteur·rices.
Après la vague #MeToo, le terme réapparaît dans le discours de militantes féministes. En
France, il ressurgit lors de l’affaire PPDA. L’ex-présentateur du journal télévisé.
Patrick Poivre d’Arvor, qui conteste les nombreuses accusations de violences sexuelles
portées contre lui, a déposé plainte pour dénonciation calomnieuse contre une dizaine de
plaignantes.
Des victimes sur le banc des accusé·es
“Il y a toujours la volonté pour le présumé agresseur de se poser en victime et de faire oublier qui est la véritable victime”, relève Amy Bah, du collectif féministe #NousToutes. Un comportement très classique [auquel s’ajoute] une volonté de casser le mouvement #Metoo, faire taire les femmes, les féministes, les victimes elles-mêmes.” Pour les associations et les victimes de ces procédures, il est “urgent d’adopter des mesures législatives pour rendre ces procédures difficiles, voire impossibles”, afin de “protéger les femmes victimes de violences sexuelles, les féministes qui les soutiennent” et “tous les lanceurs et lanceuses d’alerte qui ont besoin d’une protection renforcée”, estime un collectif dans une récente tribune dans Libération.
Les procédures baillons inquiètent dans la mesure où elles peuvent inciter les victimes à garder les violences subies sous silence. “On ne peut pas demander aux femmes de ‘libérer leur parole’ et en même temps les attaquer en justice quand elles osent dénoncer des violences”, dénonce ainsi la Fédération nationale des centres d’information sur les droits des femmes et des familles (CIDFF). Amy Bah ajoute que “les procédures bâillons sont une charge mentale et une charge financière pour les féministes”.
Qu’en disent les professionnel·les du droit ?
Pour la secrétaire générale du Syndicat de la magistrature, Nelly Bertrand, il y a “une vraie
nécessité de lutter” contre ces procédures : “Car même si elles aboutissent in fine à une relaxe, elles peuvent avoir de vraies conséquences pour celles et ceux qui la subissent, du fait du caractère infamant de comparaître devant le tribunal correctionnel et des frais engagés pour la défense.” Toutefois, “l’accès au juge doit être garanti” à tous et toutes, ajoute-t-elle.
Une magistrate spécialisée en droit de la presse estime, quant à elle, que les plaintes déposées dans le cadre de #MeToo, si elles sont clairement en augmentation, ne se caractérisent pas nécessairement par le terme de “procédure bâillon”, qui a une dimension “systématique”, “massive”, “d’épuisement de l’adversaire”. Pour autant, il faudrait faciliter au pénal l’indemnisation des frais de la défense pour une personne poursuivie pour diffamation et relaxée, soulignent les deux professionnelles.
Aussi problématiques soient-elles, les procédures bâillons permettent “aux victimes et aux
femmes qui dénoncent de s’exprimer et de pouvoir susciter un débat de fond”, relève l’avocat spécialisé en droit de la presse Christophe Bigot, citant l’affaire Baupin, accusé d’agressions et de harcèlement sexuels. Les faits ont été prescrits et l’affaire classée sans suite, mais le procès en diffamation en 2019 que l’ancien député de Paris avait intenté s’était retourné contre lui, sous l’avalanche de témoignages. L’affaire avait débouché sur sa condamnation pour procédure abusive.
Pour l’heure, des législations encadrant les plaintes abusives pour diffamation existent déjà à l’étranger, notamment en Australie ou au Canada. Aux États-Unis, des législations dites “anti-Slapp” sont en vigueur dans une trentaine d’États et permettent de rejeter sur demande ce qui apparaîtrait comme étant une procédure bâillon. Au sein de l’Union européenne, une directive destinée à protéger journalistes et défenseur·eures des droits contre les “poursuites bâillons” a été approuvée fin février, un texte qui concerne les poursuites en matière civile et ayant un caractère transfrontalier.
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