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Isola delle Femmine, @Stefania Galegati

En Sicile, des artistes fémi­nines s’unissent pour ache­ter une île dédiée aux femmes

À Palerme, un col­lec­tif de femmes liées au monde de l’art s’est lan­cé il y a cinq ans dans un pro­jet ambi­tieux : rache­ter “l’Isole delle Femmine” (l’île des femmes), une ilôt en mer Tyrrhénienne, face aux côtes sici­liennes. Un acte anti­ca­pi­ta­liste, mais pas seulement. 

“Île des femmes, à vendre”. Stefania Galegati, artiste ita­lienne ins­tal­lée à Palerme, se sou­vient bien de cette jour­née de 2019 durant laquelle elle tombe, par hasard, sur cette petite annonce de l’agence immo­bi­lière Romolini. Et c’est le regard pétillant qu’elle se la remé­more, cinq années plus tard dans un café près des ate­liers de l’Académie des Beaux-​Arts, où elle enseigne la pein­ture : “J’ai aus­si­tôt appe­lé mon amie Valentina Greco, qui est com­mis­saire d’exposition, pour la pré­ve­nir. Deux ans plus tôt, elle avait eu cette idée de réunir des artistes femmes sur l’île. On s’est très vite dit : mais en fait c’est encore mieux ! On l’achète !”

Les deux qua­dra­gé­naires tombent rapi­de­ment d’accord : cette petite île inha­bi­tée de 15 hec­tares, com­po­sée prin­ci­pa­le­ment de roches et sur­plom­bée d’une tour en ruines, doit deve­nir celle de toutes les femmes. 

Le prix de mise en vente, 3,5 mil­lions d’euros, pour­rait en refroi­dir plus d’une. Pas Stefania ni Valentina, qui rapi­de­ment sou­te­nues par l’artiste Claudia Gangemi et l’architecte colom­bienne Marcela Caldas, décident de se lan­cer dans un pro­jet un peu fou : rache­ter l’îlot à ses pro­prié­taires par le biais d’une col­lecte de fonds, exclu­si­ve­ment abon­dée par des femmes. 350 000 pré­ci­sé­ment, qui inves­ti­raient cha­cune 10 euros. “Nous avions, der­rière, la volon­té de rompre avec le prin­cipe de pro­prié­té pri­vée. Il fal­lait qu’il y ait tel­le­ment de pro­prié­taires qu’on ne les dis­tingue plus, explique Stefania. Et puis, on aimait cette idée d’être autant de femmes, à qui on apprend à faire la cui­sine et ne pas trop bavar­der, à reprendre pos­ses­sion d’un ter­ri­toire. En 2 000 ans, les hommes ne nous ont pas vrai­ment lais­sé la pos­si­bi­li­té de pos­sé­der quoi que ce soit. C’est la seule chose qu’on réclame seule­ment pour nous : une île.”

L’association “Fimminote” (du nom des femmes marins qui com­mer­çaient dans le détroit de Messine dans un roman de Stefano D’Arrigo, un auteur sici­lien, ndlr) des­ti­née à cen­tra­li­ser les dona­tions, est créée début 2020. La presse ita­lienne se prend rapi­de­ment d’affection pour ce col­lec­tif d’artistes et leur pro­jet à la fron­tière entre phi­lo­so­phie, fémi­nisme et pro­tec­tion du ter­ri­toire. Car si l’île est vierge de toute pré­sence humaine, elle est en revanche clas­sée réserve natu­relle par la LIPU, la Ligue de pro­tec­tion des oiseaux locale. Durant les périodes de migra­tions, cor­mo­rans, hérons cen­drés, martin-​pêcheurs, aigrettes et pas­se­reaux y croisent buses variables et fau­cons pèle­rins, quand sur terre, plus de 140 espèces de plantes s’épanouissent toute l’année. “Nous aime­rions lais­ser l’île à son état natu­rel. Ne sur­tout rien y construire, contrai­re­ment à ce que sug­gère l’annonce, mais qu’elle devienne un avant-​poste de pen­sée et d’expérimentation sur les thèmes du ter­ri­toire et la ges­tion des biens com­muns, sans super­struc­tures pro­duc­tives”, explique Stefania. La Fondation aurait son siège à l’extérieur et pour­rait orga­ni­ser des pro­jets artis­tiques sur l’île.

Mais quelques semaines plus tard, leur élan est stop­pé net : le 9 mars 2020, le Premier ministre ita­lien, Giuseppe Conte, annonce un confi­ne­ment natio­nal pour frei­ner la pan­dé­mie de Covid-​19. Une période dont Stefania, Valentina et Claudia pro­fitent pour “réflé­chir à la ques­tion de la len­teur, à l’approche que l’on vou­lait réel­le­ment avoir.” Cinq ans après la publi­ca­tion de l’annonce, l’Isola delle Femmine n’a tou­jours pas trou­vé d’acquéreur. “Nos enga­ge­ments pro­fes­sion­nels res­pec­tifs ne nous ont pas lais­sé le temps de nous struc­tu­rer suf­fi­sam­ment”, explique Stefania. Là encore, elle fait de mau­vaise for­tune bon cœur : entre-​temps, le prix de l’îlot a chu­té de plus de moi­tié (1,65 mil­lion d’euros, ndlr). “Valentina me dit sou­vent que fina­le­ment, être lentes nous a per­mis de faire de sacrées éco­no­mies !“, sou­rit l’artiste. 

L’île comme relec­ture de la société

L’association s’est aujourd’hui enri­chie de nou­velles membres, qui, Stefania l’espère, don­ne­ront une nou­velle impul­sion au pro­jet. Prochaine étape : une col­lecte de fonds pour se consti­tuer en enti­té juri­dique. De son côté, Stefania Galegati fait voya­ger Fimminote  au gré de ses expo­si­tions. L’une d’entre elles, “Isola#1- 94”, est une série de pein­tures de l’Île sur dif­fé­rents maté­riaux, en arrière-​plan des­quels elle réécrit l’intégralité du Deuxième Sexe, de Simone De Beauvoir. 

2 Stefania Galegati Isola66 pastello e pennarello su carta 21 x 297 cm 1 scaled
Stefania Galegati_Isola#66, pas­tel et mar­queur sur papier, 21 x 29,7 cm. Avec la per­mis­sion de la gale­rie FPAC, Palermo e Pink sum­mer, Genova

Une “sorte de déco­lo­ni­sa­tion per­son­nelle du patriar­cat”, où l’île déserte, “le ter­ri­toire vierge par excel­lence, sur lequel on doit faire tabu­la rasa”, fonc­tionne comme “un espace de relec­ture”. “On peut y repen­ser des choses que l’on a reçues comme déjà défi­nies et rabattre les cartes : un monde sans États, l’économie sans les banques, l’amour sans la famille”, développe-​t-​elle. Et de relire aus­si, non sans une pointe d’ironie, les nom­breuses légendes qui entourent l’île. La plus célèbre raconte que dans un pas­sé loin­tain, 13 cri­mi­nelles otto­manes, punies et lais­sées à la dérive par leurs maris, y auraient accos­té et vécu durant sept ans. Une autre que sa tour côtière aurait abri­té une pri­son pour femmes – une thèse fina­le­ment inva­li­dée par des cher­cheurs. En réa­li­té, l’origine du nom de l’Isola Delle Femmine. se trouve vrai­sem­bla­ble­ment dans une erreur de tra­duc­tion. “Intéressant, non ?”, observe Stefania. “Ces légendes sont nées après que l’île ait son nom, mais toutes deux racontent des his­toires de femmes qui se sont mal com­por­tées, et ont été punies par des hommes.”

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