Mercredi, le tribunal correctionnel de Pontoise (Val‑d’Oise) a condamné cinq hommes à dix-huit mois de prison dont six ferme pour avoir eu une relation sexuelle tarifée en novembre dernier avec une mineure de 12 ans. Entretien avec Sophie Antoine, responsable juridique et plaidoyer d’Agir contre la prostitution des enfants, qui s’était constituée partie civile.
Mercredi 29 mai, le tribunal correctionnel de Pontoise (Val d’Oise) a condamné cinq hommes – sur six prévenus – à dix-huit mois de prison dont six fermes pour avoir eu une relation sexuelle tarifée en novembre dernier avec une mineure de 12 ans, dans un hôtel d’Herblay où elle était retenue par trois proxénètes, eux-mêmes condamnés en mars. Durant son séjour dans cette chambre d’hôtel premier prix, Inès 1 a probablement été victime de bien d’autres hommes mais seuls six ont été identifiés.
Pour Sophie Antoine, membre de l’association Agir contre la prostitution des enfants (ACPE) qui s’était portée partie civile, les poursuites envers les client·es de la prostitution des mineur·es sont suffisamment rares pour que ces condamnations soient notables. Entretien avec la responsable juridique et plaidoyer de cette association qui, depuis 1986, accompagne des victimes (mineures) de la prostitution et leurs parents, forme des professionnels au contact des ados et sensibilise sur les dangers de la pratique dans les lycées et les foyers.
Causette : Le jugement rendu hier vous satisfait-il ?
Sophie Antoine : La réponse que je vais apporter est un peu mitigée. D’une part, je suis vraiment satisfaite par la condamnation à de la prison ferme des clients, dans la mesure où ils ne sont quasiment jamais poursuivis. Les rares fois où ils le sont, ils sont condamnés tout au plus à des stages de citoyenneté parce qu’on confond encore les peines relevant du recours à la prostitution d’adultes à celle d’enfants. Donc nous avons été entendues sur l’importance de sanctionner les clients. En contrepoint, il y a aussi eu à l’évidence une prise en compte de la situation telle qu’elle a été exposée par la défense : dans ce dossier, il a été extrêmement complexe d’apporter la preuve de la minorité de l’enfant, qui se présentait comme étant âgée de 18 ans. À l’audience, les débats ont énormément tourné autour de la question de l’interprétation de l’âge de cette mineure que pouvaient en faire les clients, lesquels ont argué qu’avec le maquillage et la lumière tamisée, ils ne pouvaient pas savoir.
Or, d’après les éléments de l’enquête relevés par vidéosurveillance, on a quand même deux clients qui ont fait demi-tour dans les quelques secondes en voyant Inès, dont un qui est allé directement voir les membres des forces de l’ordre pour dénoncer la situation [provoquant ainsi le début de l’enquête policière, ndlr]. C’est dire à quel point il était manifeste qu’elle était mineure. Un troisième client – qui était parmi les six hommes jugés hier et a bénéficié de la relaxe – a affirmé être entré dans la chambre d’hôtel, s’être rendu compte de l’âge extrêmement jeune d’Inès et avoir discuté avec elle pour savoir un petit peu pourquoi elle était là-dedans sans avoir de rapport.
Au vu de ces éléments, ce qui ne nous convient pas, c’est que la charge retenue ait porté sur une “simple” minorité [entre 15 et 18 ans] et pas sur la minorité d’en dessous de 15 ans. Celle-ci est une circonstance aggravante du recours à la prostitution de mineur, qui fait encourir dix ans d’emprisonnement, contre cinq ans d’emprisonnement pour une minorité après 15 ans. De fait, la peine reste faible pour une affaire de pédocriminalité, terme qui n’a malheureusement pas été employé durant l’audience.
Vous-mêmes étiez partie civile. Pourquoi votre avocate n’a‑t-elle pas parlé de pédocriminalité ?
S.A. : Nous avons fait le choix d’axer notre plaidoirie sur la question du viol. Depuis l’instauration de la loi Billon en 2021, la loi acte qu’un mineur de moins de 15 ans ne peut pas consentir à une relation sexuelle. La qualification de viol aurait pu être retenue automatiquement au stade de l’instruction si la minorité de 15 ans avait été retenue. Par ailleurs, ce n’est pas parce que vous avez passé les 15 ans que c’est “open-bar” et que vous consentez librement à une relation sexuelle avec un adulte. Le consentement peut être remis en question par la contrainte d’une autorité de droit ou de fait. Dans le recours à la prostitution, la remise d’une contrepartie financière empêche le consentement libre et éclairé d’un mineur.
Notre boulot, ça a aussi été d’éviter que les débats soient orientés sur la pertinence ou non de poursuivre des clients de prostitution et la pertinence ou non d’abolir la prostitution. Nous avons recadré : non, on n’est pas sur un débat de fond sur faut-il ou non réglementer ou abolir la prostitution. Là, on parle d’enfants. Ce n’est pas pareil.
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L’avocat de la victime, Me Christian Gallon, a indiqué au Monde que sa cliente et lui étaient en accord avec le fait que la qualification de viol n’ait pas été retenue : elle est très jeune et n’aurait pas supporté la lourdeur d’un procès aux assises…
S.A. : Nous partageons avec l’avocat une priorité qui est, bien évidemment, la reconstruction de la victime. Mais celle-ci va aussi passer par la reconnaissance de ce qu’elle a vécu. En effet, les assises, c’est très lourd et très compliqué pour un enfant déjà extrêmement fragilisé par tout ce qu’il a vécu. Maintenant, il y a ce qu’on appelle les chambres criminelles qui ont été mises en place pour, justement, éviter ces correctionnalisations systématiques des cas de viol en permettant des jugements beaucoup plus rapides qu’aux assises. On aurait donc pu retenir la qualification de viol et passer par une chambre criminelle.
Avez-vous assisté à une prise de conscience des prévenus durant le procès ?
S.A. : Il y avait différents profils, toute classe sociale confondue. Certains sont malheureusement inscrits dans une vision de la femme encore très utilitariste. Ils ont tenu des discours extrêmement choquants et déshumanisants, du type “Ah ouais, je suis vraiment désolée sur la petite, mais bon, voilà, moi je suis rentré, j’ai fait ce que j’avais à faire, et voilà, je n’ai pas à la regarder”. D’autres ont verbalisé des regrets, expliqué qu’ils se faisaient suivre par un psy, qu’ils étaient vraiment mal. Bon, je ne peux pas vous dire si c’était de véritables regrets ou si cela relevait de la peur d’être devant un tribunal… On a aussi entendu beaucoup de violons autour de leur vie. J’entends que c’est important pour le quantum de la peine, mais le fait est que je ne vois pas en quoi une dispute de couple ou le fait d’avoir perdu sa mère quelques mois plus tôt explique le fait d’aller voir un enfant.
Le pire a été celui qui avait choisi de venir sans avocat. On aurait assisté à un malaise d’avocat s’il avait été défendu, car il a expliqué qu’en fin de compte, il s’était “fait avoir”. C’était sa phrase. Le président lui a demandé par qui il s’était fait avoir et il a répondu : “On s’est tous fait avoir par la petite.” On est sur le registre de la victimisation, façon “arnaque à la publicité mensongère”. Bien sûr et heureusement, sa phrase a été immédiatement suivie d’un “c’est vraiment triste pour elle”. Mais pour lui, il y a deux victimes dans l’affaire. Ce même homme a expliqué qu’il avait régulièrement recours à la prostitution, mais comptait se marier cette année pour arrêter. Suivre ce genre de procès, c’est prendre la mesure du chemin qu’il reste à mener pour faire évoluer certaines mentalités.
Comment se porte Inès ?
S.A. : Ce que je sais, c’est qu’elle a eu un temps de retour avec sa maman où ça allait mieux. Et puis d’un coup, elle s’est remise à fuguer, vraisemblablement pour se prostituer à nouveau. Elle a donc été placée dans un nouveau foyer où, paraît-il, ça se passe plutôt bien. Son avocat l’a protégée en ne la faisant pas assister au procès des clients, et heureusement, car certains échanges ont été très durs. Elle a été très courageuse en venant assister au procès des proxénètes. Et pour sa reconstruction, je pense que c’était le plus important.
Ces dernières années, les pouvoirs publics ne cessent de s’alarmer d’une hausse de la prostitution des mineur·es. Vous la constatez également ?
S.A. : Alors, j’ai envie de vous dire de ne jamais croire ceux qui vous donneraient des chiffres précis : c’est absolument impossible de le quantifier, à cause du numérique. Entre le Darknet, les messageries privées, les annonces où les mineures sont toujours présentées comme étant majeures… A cela s’ajoute tout un ensemble de pratiques numériques qu’on va parfois qualifier de pré-prostitutionnelles en ce qu’elles peuvent fonder les bases d’une exploitation sexuelle.
Mais bien sûr, selon nous, bien évidemment, ça explose. Evidemment, notre association est bien plus sollicitée qu’avant, parce que les gens sont beaucoup plus conscients de ce qui se passe et c’est une bonne chose. Mais le numérique permet une ubérisation de la prostitution. On n’a plus besoin d’avoir un grand réseau, ni un bout de trottoir territorialisé. N’importe qui fait ça pour la première fois peut mettre une annonce en ligne et avoir des clients une heure plus tard dans le premier meublé loué qu’ils trouveront. Les choses sont devenues très volatiles, parce qu’une annonce peut être publiée, enlevée, publiée sur un autre site.
Le tableau est assez noir. Avez-vous tout de même l’impression que le travail de l’ACPE porte ses fruits ?
S.A. : Bien sûr et heureusement. Nos interventions en milieu scolaire ou en foyers permettent une conscientisation. Ensuite, parmi les jeunes que nous suivons, certaines ou certains rappellent des années plus tard, nous racontent comment elles et ils vont, qu’elles et ils sont devenus adultes et ont reconstruit une vie de famille. Parfois, ces jeunes proposent de venir travailler avec nous, mais on leur dit non, parce qu’on sait qu’ils et elles seraient confrontés quotidiennement aux traumas qu’ils et elles ont vécus. Beaucoup nous rappellent aussi quelques années plus tard parce qu’ils et elles ne vont pas bien et, le lien de confiance s’étant construit avec nous, ils et elles ont besoin de parler. Parfois, ils et elles ont un peu replongé dans la prostitution.
- le prénom a été modifié[↩]