©Sebastien Soriano

Violences sexuelles faites aux enfants : « J’ai deman­dé le main­tien de la Ciivise mais je n’ai aucune réponse à mes demandes », déplore le juge Édouard Durand 

Dans une tri­bune publiée dans Le Monde, ce jeu­di, un col­lec­tif d’une soixan­taine de per­son­na­li­tés, par­mi les­quelles Emmanuelle Béart, Vanessa Springora et Anna Mouglalis, exhorte Emmanuel Macron à main­te­nir la Commission indé­pen­dante sur l’inceste et les vio­lences sexuelles faites aux enfants (Ciivise), qui doit rendre pro­chai­ne­ment ses conclu­sions finales. Son co-​président, Édouard Durand par­tage auprès de Causette ses craintes de voir cet espace essen­tiel fer­mer ses portes… et ses oreilles.

Alors que la Commission indé­pen­dante sur l’inceste et les vio­lences sexuelles faites aux enfants (Ciivise) s’apprête à rendre, le 20 novembre pro­chain, ses conclu­sions finales, une ques­tion se pose. Que devien­dra ensuite cet espace de parole qui a per­mis de révé­ler depuis sa créa­tion l’ampleur de l’inceste et des vio­lences sexuelles faites aux enfants en France ?

Mise sur orbite par le gou­ver­ne­ment en jan­vier 2021 à la suite de la défla­gra­tion que fut la publi­ca­tion du livre La Familia grande, de Camille Kouchner et du défer­le­ment de témoi­gnages sous le hash­tag #MeTooInceste qui a sui­vi, la Commission indé­pen­dante a recueilli depuis 25.000 témoi­gnages, mais a aus­si for­mu­lé des dizaines de pro­po­si­tions en vue de l’élaboration de poli­tiques publiques de pré­ven­tion et de lutte contre les vio­lences sexuelles faites aux enfants. Elle a éga­le­ment per­mis d’offrir des moments de cathar­sis col­lec­tive à tra­vers des réunions publiques orga­ni­sées chaque mois dans de grandes villes françaises.

En avril der­nier, nous avions jus­te­ment assis­té à la pre­mière réunion orga­ni­sée en ban­lieue pari­sienne, à Bobigny. L’occasion de se rendre compte de l’importance et de la néces­si­té d’offrir une écoute offi­cielle, mais aus­si un espace de dia­logue entre les vic­times. Et les sou­ve­nirs de cette soi­rée sont tou­jours exacts. Après deux heures de témoi­gnages, une femme avait crié « Et après ? ». La co-​présidente Nathalie Mathieu, avait alors répon­du être actuel­le­ment en train de réflé­chir à une suite, expli­quant qu’il « [était] impos­sible de bais­ser le rideau en 2023 ». À deux mois de la res­ti­tu­tion des conclu­sions finales, le juge pour enfants et co-​président de la Ciivise, Édouard Durand, dresse, pour Causette, le bilan de ces deux der­nières années et par­tage ses craintes de voir cet espace essen­tiel fer­mer ses portes… et ses oreilles.

Causette : Dans une tri­bune publiée dans Le Monde, ce jeu­di 7 sep­tembre, un col­lec­tif d’une soixan­taine de per­son­na­li­tés, par­mi les­quelles l’autrice afro­péenne Axelle Jah Njiké, la pré­si­dente de la Fondation des femmes, Anne-​Cécile Mailfert ou encore l’actrice Emmanuelle Béart, qui a révé­lé il y a deux jours avoir été vic­time d’inceste entre 11 et 15 ans, exhortent Emmanuel Macron à main­te­nir la Ciivise.
Édouard Durand : Je me réjouis de cette tri­bune car j’étais, depuis ces der­nières semaines, enga­gé pour le main­tien de la Ciivise en me sen­tant un peu seul. Le main­tien de la Ciivise est une évi­dence qui m’est appa­rue de plus en plus clai­re­ment, alors, que des voix popu­laires et puis­santes se soient regrou­pées pour expri­mer leur soli­da­ri­té avec les 5,5 mil­lions de femmes et d’hommes qui ont été vic­times de vio­lences sexuelles, et notam­ment d’inceste, dans leur enfance, c’est très beau.

« La moindre des choses que l’on doit aux per­sonnes qui ont été vic­times de vio­lences sexuelles, c’est l’écoute, la pré­vi­si­bi­li­té et la sécu­ri­té et non l’incertitude. »

En avril der­nier, Causette a assis­té à une réunion publique à Bobigny et a pu consta­ter à quel point ces ini­tia­tives sont néces­saires pour les vic­times d’incestes et de vio­lences sexuelles dans l’enfance et les mères dont les enfants le sont. La co-​présidente de la Ciivise, Nathalie Mathieu, avait alors expli­qué être en train de réflé­chir jus­te­ment à une suite. Qu’en est-​t-​il aujourd’hui à deux mois des conclu­sions finales ? Que va deve­nir la Ciivise ?
E.D. : À l’heure où je vous parle, le 7 sep­tembre 2023, je n’ai aucune infor­ma­tion. J’ai deman­dé ins­ti­tu­tion­nel­le­ment et publi­que­ment dans l’avis du 12 juin 2023 le main­tien de la Ciivise parce qu’on ne peut pas éteindre la lumière, on ne peut pas fer­mer cet espace qui répond à un besoin per­son­nel pour les vic­times, mais aus­si à un besoin col­lec­tif pour la socié­té et donc un besoin poli­tique. Aujourd’hui, je suis inquiet, car je n’ai aucune réponse à mes demandes. Même pas d’accusé de récep­tion. Je n’ai aucune réponse ins­ti­tu­tion­nelle et publique sur le main­tien de la Ciivise.
La moindre des choses que l’on doit aux per­sonnes qui ont été vic­times de vio­lences sexuelles, c’est l’écoute, la pré­vi­si­bi­li­té et la sécu­ri­té et non l’incertitude. Il n’y a pas besoin d’attendre le rap­port du 20 novembre pour pou­voir se rendre à l’évidence que la Commission doit être main­te­nue. Il faut main­te­nir les moda­li­tés de témoi­gnages qui ont été créées le 21 sep­tembre 2021, en conti­nuant de les asso­cier à la pré­co­ni­sa­tion de poli­tiques publiques et à l’évaluation de leur mise en œuvre.
Il est impos­sible, comme les ins­ti­tu­tions le font trop sou­vent, de dire une fois de plus : « Vous avez eu le temps néces­saire pour par­ler, vous n’en avez pas pro­fi­té, main­te­nant tant pis pour vous ». Car c’est ça fer­mer la Ciivise, c’est tenir à nou­veau ce dis­cours aux vic­times alors même qu’il y a un besoin extrê­me­ment vif qui s’exprime encore. Lors des réunions publiques qui ont lieu chaque mois, à chaque fois des per­sonnes nous disent « Quand viendrez-​vous dans telle autre ville ? ». Le besoin est immense. C’est pour­quoi ces réunions doivent être main­te­nues. Parce que le temps est trop court, le déni étant très ins­tal­lé dans les men­ta­li­tés indi­vi­duelles et col­lec­tives, fer­mer cet espace, où la parole des vic­times est légi­time, c’est don­ner le champ libre au déni. Ces réunions sont l’expression la plus visible, la plus expres­sive des vio­lences sexuelles faites aux enfants et de leurs consé­quences sur les victimes.

Depuis le lan­ce­ment de son appel à témoi­gnages en sep­tembre 2021, la Ciivise a recueilli 25 000 témoi­gnages et les réunions publiques orga­ni­sées chaque mois dans de grandes villes de France ont à chaque fois affi­ché com­plet. À deux mois du ren­du de vos conclu­sions finales, le 20 novembre pro­chain, quel bilan dressez-​vous aujourd’hui de ces deux ans et de cette libé­ra­tion mas­sive de la parole ?
E.D. : Ce qu’on peut dire, c’est tout d’abord que le nombre de témoi­gnages reçus, qui est consi­dé­rable, démontre que la Ciivise répond à un besoin. Un besoin qui pré­exis­tait, qui s’exprimait déjà, his­to­ri­que­ment, depuis que le pre­mier enfant a été vic­time d’inceste ou de toute autre vio­lence sexuelle, mais auquel per­sonne n’avait jusque-​là répon­du. Ce besoin, c’est un besoin de recon­nais­sance par la parole. C’est cela la Ciivise : la fidé­li­té à la parole don­née. L’inceste et toutes les vio­lences sexuelles faites aux enfants sont tou­jours une manière d’écraser le lan­gage et de réduire au silence. En per­met­tant aux vic­times de témoi­gner, le lan­gage reprend ses droits.
Il faut rap­pe­ler que le Ciivise n’est pas un tri­bu­nal, ce n’est pas un centre de soins ou un ser­vice social. C’est une ins­tance publique et indé­pen­dante qui est, par elle-​même, un espace qui répond au besoin de recon­nais­sance par la parole.

Le nombre de témoi­gnages le montre : la Ciivise a révé­lé l’ampleur des vio­lences sexuelles faites aux enfants. Selon vous, la socié­té fran­çaise a‑t-​elle, pour autant, suf­fi­sam­ment pris conscience de cette ampleur ?
E.D. : D’un cer­tain point de vue, la réponse est non. L’histoire de l’inceste, l’histoire des vio­lences sexuelles faites aux enfants, c’est l’histoire d’un refus col­lec­tif de voir et d’entendre. Donc ce n’est pas en trois ans qu’il est pos­sible d’inverser tota­le­ment un posi­tion­ne­ment col­lec­tif. Mais il y a une prise de conscience qui s’est opé­rée grâce aux mou­ve­ments asso­cia­tifs, grâce à la lit­té­ra­ture et aux témoi­gnages des vic­times, grâce à la com­mis­sion Sauvé sur les abus sexuels dans l’Église (Ciase, ndlr), et à la Ciivise. Tout cela a pro­duit, dans l’état de conscience col­lec­tive, une impos­si­bi­li­té : il n’est plus pos­sible de faire comme si cela n’existait pas. Un cran a donc été fran­chi, mais il reste du che­min. Il faut d’une part conti­nuer à recueillir la parole des vic­times et res­tau­rer le pri­mat du lan­gage sur la vio­lence, ce sont les mis­sions de la Ciivise, mais aus­si per­mettre aux enfants de gran­dir en sécu­ri­té, c’est-à-dire pro­té­ger les enfants vic­times de vio­lences sexuelles et se don­ner les moyens d’une réelle prévention.


« Nous ren­drons visible, audible et pen­sable la réa­li­té des vio­lences sexuelles faites aux enfants et leurs consé­quences sur la vie d’adulte ain­si que la réa­li­té de la dan­ge­ro­si­té des pédocriminels »

Lors de la créa­tion de la Ciivise, Emmanuel Macron avait décla­ré aux vic­times d’inceste et de vio­lences sexuelles dans l’enfance : « On est là. On vous écoute. On vous croit. Et vous ne serez plus jamais seules. » Deux ans et demi plus tard, trouvez-​vous que le gou­ver­ne­ment a pris les mesures néces­saires pour lut­ter contre les vio­lences sexuelles faites aux enfants ? Dans la Tribune du Monde, le col­lec­tif regrette par exemple qu’il faille attendre que des per­son­na­li­tés témoignent publi­que­ment des vio­lences qu’elles ont vécues pour que « les res­pon­sables publics prêtent l’oreille ».
E.D. : La pro­tec­tion de l’enfance et la lutte contre les vio­lences faites aux enfants doit deve­nir une poli­tique publique de pre­mier plan. Ça n’est pas encore le cas. Nous n’accordons pas l’importance que nous devons accor­der au déve­lop­pe­ment des enfants, à leurs besoins fon­da­men­taux et à leur sécu­ri­té. Ce qui est tra­gique. Il faut cepen­dant recon­naître les pro­grès qui ont été faits dans les poli­tiques publiques sur les vio­lences conju­gales, les vio­lences sexuelles et les vio­lences sexuelles faites aux enfants. En ce qui concerne ces der­nières, les mesures annon­cées par le gou­ver­ne­ment ont à chaque fois étaient prises dans les listes de pré­co­ni­sa­tions de la Ciivise publiées en octobre 2021 et en mars 2022. Je m’en réjouis, cela veut dire que la Ciivise rem­plit bien sa mission.

En sep­tembre 2022, vous aviez jus­te­ment appe­lé le gou­ver­ne­ment et les par­le­men­taires à adop­ter cinq mesures d’urgence contre les vio­lences sexuelles : le repé­rage sys­té­ma­tique, la créa­tion d’une cel­lule de sou­tien pour les pro­fes­sion­nels en contact avec les enfants, le rem­bour­se­ment des soins spé­cia­li­sés en psy­cho­trau­ma, des moyens ren­for­cés pour la lutte contre la cyber-​pédocriminalité et le lan­ce­ment d’une grande cam­pagne natio­nale. Qu’en est-​il ?
E.D. : La grande cam­pagne natio­nale doit être dif­fu­sée pro­chai­ne­ment, j’en suis heu­reux. Quant aux autres pré­co­ni­sa­tions, il faut qu’elles soient mises en œuvre le plus rapi­de­ment pos­sible. Chaque jour de moins dans leur mise en place se tra­duit par des enfants qui ne sont plus en dan­ger, mais qui sont protégés.

La Ciivise doit rendre ses conclu­sions finales en novembre. Pouvez-​vous nous don­ner quelques axes, chiffres ou recom­man­da­tions qui en feront par­tie ?
E.D. : Je ne peux pas, mais comme je vous l’ai dit, la mis­sion de la Ciivise est la fidé­li­té de la parole don­née. Nous serons fidèles à cet enga­ge­ment en res­ti­tuant les témoi­gnages que nous avons reçus. Nous ren­drons visible, audible et pen­sable la réa­li­té des vio­lences sexuelles faites aux enfants et leurs consé­quences sur la vie d’adulte ain­si que la réa­li­té de la dan­ge­ro­si­té des pédo­cri­mi­nels. Nous ferons éga­le­ment des pré­co­ni­sa­tions sur les quatre axes fon­da­men­taux du tra­vail de la Ciivise : le repé­rage, le trai­te­ment judi­ciaire, la répa­ra­tion, incluant le soin et la pré­ven­tion. Et j’ai tou­jours bon espoir que ce rap­port ne soit qu’un rap­port intermédiaire ! 

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