Le Dr Kpote intervient depuis une trentaine d’années en milieu scolaire comme animateur de prévention. Il rencontre des jeunes avec lesquel·les il échange sur la sexualité et les conduites addictives. Aujourd’hui, il nous raconte une séance autour des footballeurs ayant refusé d’apporter leur soutien à la lutte contre l’homophobie.
On n’en finit plus de swiper la haine au quotidien. On ne s’aperçoit même plus qu’elle est en train de tuer ce qu’il nous reste d’humanité, un peu comme ces cancers non diagnostiqués qui gangrènent nos cellules sans bruit. Récemment, sur X, je suis tombé sur l’évangile selon saint Praud, soit un partage de sa “modeste” (c’est lui qui le dit) vision du monde à L’Heure des pros : “Les sociétés multiculturelles ne fonctionnent pas. Si vous ne partagez pas les mêmes mœurs, les mêmes coutumes, la même histoire ou la même religion, vous vous apercevez souvent que c’est très difficile de vivre ensemble. […] C’est pour ça que le modèle français c’était l’assimilation. On essayait de gommer au maximum toutes les différences culturelles…”
J’ai en commun avec M. Praud, la même année de naissance et donc le vécu d’une époque révolue. Force est de reconnaître que nous avons fréquenté les enfants de la première génération postcoloniale venue du Maghreb, contrainte à s’“assimiler” comme il dit et à la fermer. Ils et elles ne parlaient pas de leur religion ou très peu, ne revendiquaient pas leurs origines, nous présentaient rarement leurs parents ne maîtrisant pas la langue de Molière trop occupés qu’ils étaient à s’échiner sur nos chaînes de production. On “s’exotisait” à leurs côtés à moindres frais, tout en glottophobant sur la pub du couscous Garbit, soi-disant “bon comme là-bas”, avec l’accent. Forcément, tout allait bien puisqu’ils grandissaient sous le contrôle culturel et cultuel de la République.
Mais les temps ont changé. Les jeunes de la quatrième génération revendiquent fièrement leurs racines et réclament leur dû, spolié à leurs parents. Certain·es, crime de lèse-Élysée, privilégient leur communauté et leurs croyances à la République, du moins l’ersatz de cette dernière qu’on tente de leur faire avaler à la sauce universaliste. Réticent aux changements, Pascal Praud a décidé de migrer à CNews, son Eldorado d’Issy-les-Moulineaux, pour demander l’asile politique à Bolloré, en gros flippé de la diversité qu’il est devenu. Et là-bas, dans sa tour d’ivoire, comme un général exilé pour cause d’invasion, il nous (re)fait le coup “des Français [qui] parlent aux Français”.
Enfin les Français·es d’à côté… parce que les autres, au-delà du périph, il ne les croisera jamais.
Certes, le vivre ensemble ne s’acquiert pas en kit sur Internet. Et le vivre, réellement sans faire semblant, n’est pas chose aisée. Tiens, il y a même des jours, où un rien désabusé, je suis tenté par l’île déserte. Mais je préfère ferrailler sur le fond que de me prendre la tête sur tout ce qui peut la couvrir. Je préfère me frotter à la diversité plutôt que de mariner avec mes semblables en pestant contre l’affrication.
Alors, à l’heure où Pascal Praud râlait pour la énième fois sur l’impossible intégration, je me garais devant un lycée du Blanc-Mesnil, en Seine-Saint-Denis. J’ai immédiatement songé à lui quand j’ai vu toutes ces filles qui s’arrangeaient les cheveux devant les vitres teintées du bahut, ôtaient leurs foulards pour “s’assimiler” et pour avoir le privilège de pénétrer dans le sanctuaire laïc de l’école de Jules Ferry. Elles étaient plus nombreuses que les années précédentes. Qui est assez sot pour croire qu’en un tour de main, le foulard devenant capuche, on perd toute forme de conviction religieuse ? Et puis est-ce vraiment de religion dont on cause ?
Je suis passé au milieu, en souriant. Sourire rendu. Des Noir·es, des Arabes, des Bangladais·es, des Blanc·hes… La France était là, au grand complet. On peut voir le port du foulard comme une victoire patriarcale. En creusant le sujet, j’ai appris qu’on pouvait aussi le penser comme une forme de retournement du stigmate. Dans un épisode du podcast Jins, “Les femmes musulmanes ne sont-elles pas des femmes ?”, Hanane Karimi, docteure en sociologie et l’une des voix du féminisme musulman en France, l’explique parfaitement. En réponse à l’oppression, les filles viennent chercher l’espace le plus clivant qui soit pour affirmer leur identité. C’est éminemment politique de porter le foulard en France. Comme l’enlever en Iran l’est tout autant. À Téhéran ou ici, ce jeu du foulard avec les autorités symbolise la volonté d’une jeunesse prête à en découdre avec un pouvoir passéiste et ses codes périmés de la masculinité.
Hanane Karimi évoque aussi la loi de 2004, présentée comme une loi d’apaisement, mais qui, dans les faits, a produit et provoqué des “morts sociales”. On a obligé des femmes, dans leurs déplacements, au travail, à l’école à se plier à la laïcité en enlevant leur foulard… Beaucoup le vivent comme une humiliation. L’espace le plus safe pour elles est devenu uniquement l’espace communautaire ou domestique. Adieu donc l’émancipation !
Dans toutes les séances que j’ai faites ce jour-là, j’ai recueilli énormément de sororité autour de la question des vêtements féminins. Les filles ont parfaitement intégré que, quelques soient leurs choix, qu’elles habillent complètement leur corps ou qu’elles exhibent des parties de celui-ci, elles seront de toute façon objectivées par les dominants. D’ailleurs, elles n’ont pas jugé les dévoilées et ont bien capté que les voilées pouvaient être oppressées par d’autres femmes. En effet, le foulard “provoque aussi des réactions épidermiques chez des femmes blanches dites féministes. La féminité hégémonique existe. Elle se situe au niveau racial et social”, souligne Hanane Karimi.
Pour les tester sur le sujet qui fâche habituellement, je les ai invitées à commenter la journée contre l’homophobie organisée par la LFP (Ligue de football professionnel). J’avais préparé un slide supplémentaire avec la photo du joueur qui a masqué le “Stop Homophobie” sur son maillot. J’ai interrogé : “Chacun·e est libre de penser ce qu’il·elle veut. D’accord pas, d’accord ?”
“Chacun est libre de ne pas vouloir soutenir une cause”, a embrayé direct un jeune au fond de la salle. “Je ne suis pas d’accord. Cette journée est connue et on peut penser que c’est sur son contrat de travail. C’est une faute professionnelle et c’est idiot de refuser de lutter contre la violence !” lui a rétorqué une jeune fille.
Un garçon a repris : “En fait, dans notre religion, tu ne peux pas accepter et défendre ça.” Le “ça” est souvent utilisé pour évoquer l’homosexualité. Mais une fille portant l’une de ces fameuses robes longues qui ont empêché Attal de dormir lui a rétorqué : “Religieusement, ça tient pas. On ne leur demande pas d’être gay ou de soutenir les gays, mais de s’engager contre les violences faites aux gays ! C’est pas pareil.”
Un autre jeune a émis une hypothèse à laquelle je n’avais pas pensé, du haut de mon point de vue situé. Ce jeune footballeur se retrouvait coincé entre sa vie à l’occidentale grassement rémunérée et celles de sa famille restée “au bled”. Cette dernière pouvait être choquée de le voir à la télé afficher son soutien aux “pédés”. “Sa famille pourrait croire qu’il est un gay refoulé ! C’est une façon de les protéger mentalement”, a‑t-il conclu. Un mec a ajouté que “le foot ne devrait pas s’occuper de politique”.
Je leur ai demandé comment ils et elles réagiraient si je refusais de porter un message anti-raciste. Ils m’ont répondu que ce n’était pas très net et que ça sentait la Reconquête ! Ils ont aussi exposé leur vision de la fameuse liberté d’expression à la française bourrée de contradictions : “On peut être Charlie, mais pas vraiment Mohamed, On peut défendre à fond les LGBTQIA, mais pas les voilées. On peut parler du 7‑Octobre, mais pas du génocide à Gaza…”
“Mais le monde n’est-il pas fait de contradictions ?, ai-je rebondi pour éviter le dossier brûlant du Proche-Orient. Par exemple, l’Islam interdit les jeux de hasard et d’argent, mais les joueurs sont moins regardants avec les sponsors type Betclic ou Winamax sur leurs maillots.”
J’avais fait mouche et, ensemble, on a tenté de démontrer que les ressorts du racisme, du sexisme, de l’homophobie ou de l’islamophobie étaient sensiblement les mêmes. On a aussi réussi à construire un pont entre la masculinité subordonnée, celle des jeunes racisés, et la masculinité marginalisée, celle des mecs gays rejetés, eux aussi, par la masculinité hégémonique.
Loin d’Issy-les-Moulineaux, on peut donc causer religion et société, identités et sexualités et ceci sans s’étriper. Ce genre de journée me laisse entrevoir un avenir plus respirable.