Pour en finir avec le ton bien paternaliste employé par certains artisans, l’angoisse de se faire arnaquer ou de faire entrer un homme inconnu chez soi, de nombreuses femmes ont décidé de faire désormais appel à des artisanes lorsqu’il s’agit de travaux ou de dépannage. Décryptage d’une démarche féministe.
Il y a trois semaines, Stéphanie est prise de sueurs froides lorsqu’elle se retrouve enfermée devant la porte de son appartement. La Parisienne de 47 ans a beau insister, sa clé reste coincée dans la serrure. Impossible de la retirer. Elle appelle son assurance qui lui envoie rapidement un serrurier. Un homme. “J’ai senti qu’il avait envie d’aller très vite”, se rappelle-t-elle auprès de Causette. S’il parvient à retirer la clé de la serrure sans encombre, il lui annonce dans la foulée que la porte a été mal montée et qu’elle ne pourra plus la fermer à clé, au risque que le scénario se répète. Surtout, après ces explications succinctes, le couperet tombe. Il faut changer la porte intégralement. Une intervention qui coûterait à Stéphanie la somme de 4 600 euros, selon le devis établi.
Un prix exorbitant et de nouvelles sueurs froides pour la quadragénaire. “Ça m’a angoissée, car je ne pouvais pas payer cette somme à ce moment-là, mais en même temps, je ne pouvais plus fermer ma porte à clé alors que je vis seule au rez-de-chaussée”, souligne-t-elle. Prudente, elle fait donc appel à un second professionnel. Encore un homme. Ce dernier l’informe qu’il n’y a en réalité pas besoin de changer la porte, qu’une pièce suffira. Ce nouveau devis réduit la facture à 1 650 euros. Quelques jours plus tard, alors qu’elle attend un troisième devis, l’une de ses amies lui recommande non pas le nom d’un serrurier, mais celui d’une serrurière. Amélie Lange, dite La Serrurière de Paris, dont nous avions dressé le portrait en 2022. Cette dernière lui explique que le problème vient du fait que le cadre de sa porte n’a jamais été fixé. Elle lui propose alors un devis à… 700 euros.
La baisse du prix n’est pas la seule différence. “Dans son approche, Amélie est totalement différente, c’était beaucoup plus simple qu’avec les deux serruriers hommes que j’avais vus avant, explique Stéphanie. Je me suis sentie directement en confiance parce que c’était une femme. D’ailleurs, je me suis permis de lui poser beaucoup de questions, même des questions qui auraient pu paraître naïves.” À l’image de Stéphanie, les femmes sont de plus en plus nombreuses à préférer faire appel à des femmes artisanes plutôt qu’à des hommes. Pour comprendre pourquoi, Causette a enfilé son plus beau bleu de travail.
Première raison : plus d’honnêteté ?
À l’image de celle de Stéphanie, on connaît tous une histoire de serrurier ou de plombier qui a facturé une porte claquée ou une fuite d’eau à un prix pas tellement justifié. À ce sujet, une enquête de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) vient d’ailleurs d’être rendue publique fin octobre. Et les conclusions, révélées par Le Parisien–Aujourd’hui en France, sont sans appel : dans le secteur du dépannage à domicile, 64 % des 545 entreprises contrôlées en 2021 étaient “en anomalie”.
À la connaissance de Causette, il n’existe pas, à ce jour, d’études genrées sur les dépannages frauduleux. Mais les femmes représentant 1,6 % des artisan·es sur les chantiers, selon la Fédération française du bâtiment (FFB), on peut dire sans ambages que les hommes sont une partie non négligeable du problème. “Dans le secteur de la serrurerie, on fixe nos tarifs librement, ça incite des professionnels peu scrupuleux à abuser et à faire preuve de domination envers des femmes ou des personnes vulnérables, qui se retrouvent en panique devant une porte claquée par exemple et qui seraient prêtes à payer n’importe quoi pour pouvoir rentrer chez elles”, souligne Amélie Lange auprès de Causette.
Sarah, 41 ans, a aussi fait appel à La Serrurière de Paris lorsqu’il a été question de changer la porte de son appartement parisien qui fermait mal. “À chaque fois que je rentrais, j’avais le stress de mettre la clé dans la serrure et de ne pas pouvoir entrer chez moi, raconte-t-elle à Causette. Mais j’ai laissé traîner la situation de peur de me faire arnaquer. Parce qu’il s’avère que les artisans à Paris, c’est de notoriété publique qu’ils abusent souvent. Notamment quand tu es une femme seule. C’est hyper difficile de trouver quelqu’un en qui tu vas avoir confiance.” Après être tombée sur un article dans lequel Amélie Lange expliquait la démarche féministe derrière ses services, Sarah saute le pas.
Rendre service à des femmes et leur éviter de se faire arnaquer, c’est le combat qu’a aussi choisi de mener Clarisse Nigrelli, en se lançant dans la plomberie il y a trois ans. “En tant que femme, que ce soit avec un garagiste, un serrurier ou un plombier, on a toutes eu un jour l’impression d’être une proie facile, lance la professionnelle qui exerce dans les Hauts-de-Seine. J’ai décidé de mettre mon nez de féministe là-dedans et de dire “Stop on arrête d’arnaquer les nanas” parce que je le vois bien dans mon travail : ce sont quand même les femmes qui sont plus victimes de dépannages frauduleux.” Comme Amélie Lange, elle constate régulièrement de véritables abus : “Parfois, je passe derrière des interventions un peu inquiétantes, des femmes à qui on a dit qu’il faut refaire complètement la salle de bains alors qu’en fait c’était juste un problème de joint.”
Sofia, 28 ans, a justement fait les frais de plombiers peu scrupuleux. Il y a trois ans, l’infirmière constate une fuite d’eau dans ses toilettes. Elle est seule chez elle, il est 23 heures, la jeune femme panique. Par réflexe, elle contacte un plombier dont le numéro est inscrit sur l’un de ses prospectus qui traînent dans les halls d’entrée des immeubles. Deux heures plus tard, deux hommes se pointent et proposent une réparation à 1 400 euros. Sous la pression exercée par les plombiers, Sofia règle le montant exigé. “Ils étaient très insistants, ils m’ont dit que ça ne pouvait pas attendre, que ça allait s’aggraver si je ne payais pas maintenant, comme j’étais locataire, j’ai eu peur, confie Sofia auprès de Causette. Il était tard, j’étais seule face à deux hommes, il aurait pu se passer n’importe quoi. Si seulement j’avais eu le contact d’une plombière…”
Deuxième raison : plus de sécurité ?
Sofia et Sarah en attestent : c’est angoissant de faire venir un homme inconnu chez soi. D’autant plus quand on vit seule. “Dans mon intimité, à partir du moment où le mec est chez moi et que je suis seule, il peut m’arriver n’importe quoi”, renchérit Sarah. C’est pourquoi lorsqu’elle a dû faire venir un artisan, elle a prévenu son voisin d’en face. “Bon, le voisin s’est un peu foutu de ma gueule, mais je me sentais plus en sécurité.”
Derrière le fait de réparer des portes d’entrée chez des femmes qui vivent seules, il y a aussi la symbolique très forte de les aider à se sentir en sécurité chez elles et de les aider à protéger ce qu’elles ont de plus précieux. “Un jour, une cliente victime de violences conjugales m’appelle en panique : son mari venait de trouver le double de ses clés, se souvient la serrurière. Je me suis déplacé en urgence pour changer sa serrure. C’était très important pour moi de le faire.”
Troisième raison : la sororité ?
Faire appel à une femme artisane c’est aussi encourager la sororité et donc la féminisation des métiers du bâtiment. Comme nous l’avons dit plus tôt, d’après les derniers chiffres de la FFB, les femmes sont 20,3 % à être cadre dans le secteur, mais seulement 1,6 % à travailler sur les chantiers. Faire monter ce chiffre, c’est l’ambition que s’est donnée Cerise Steiner, peintre en bâtiment, lorsqu’elle a “enfanté”, comme elle dit, des Fabricoleuses en 2021. Il s’agit d’un mouvement national, né à Marseille, réunissant plusieurs dizaines d’artisanes indépendantes et salariées du secteur du bâtiment. De la plombière à l’architecte.
“On a lancé une plateforme digitale avec l’idée de rendre visibles toutes les professionnelles de France, explique la fondatrice auprès de Causette. Le problème, ce n’est pas que les gens ne veulent pas faire appel à des femmes, mais c’est plutôt qu’on ne les voit pas.” L’adhésion au réseau est de 10 euros par an. “C’est un peu le LinkedIn du bâtiment féminin !”
Il n’a pas fallu longtemps à Eugénie Pérouse, électricienne marseillaise de 38 ans, pour se lancer dans l’aventure collective. “Au-delà de la visibilité, j’aime beaucoup l’aspect de sororité, on se refile des chantiers et des contacts, explique-t-elle à Causette. Beaucoup de clients me contactent via les Fabricoleuses avec une démarche féministe, celle de faire bosser une femme.”
Quatrième raison : plus de pédagogie ?
Lorsqu’Eugénie Pérouse se rend chez des femmes, elle a un rituel quasi immuable : la transmission de connaissances. Point de ton paternaliste avec elle, elle s’attache au contraire à donner à ses clientes des petites astuces d’électricienne pour leur apprendre à apprivoiser, par exemple, un disjoncteur capricieux. Autre chose : lorsqu’elle intervient chez un couple hétéro, elle fait toujours attention de s’adresser à la fois à la femme et à l’homme.
Idem pour Clarisse Nigrelli. “Globalement, je me rends compte que les hommes se sentent toujours plus capables de faire les choses et de me poser des questions, constate la plombière. J’essaie vraiment d’encourager les femmes à le faire, je leur explique aussi tout ce que je fais pour qu’elles puissent le faire elles-mêmes à leur tour.”
Cinquième raison : plus de rigueur ?
“C’est souvent mieux fait quand c’est fait par une artisane.” Ceci est une parole de cliente satisfaite. Lorsque Sarah a fait appel à une menuisière pour lui faire une étagère, “c’était hyper soigneux”. Lorsqu’elle a fait venir un mec pour lui peindre ladite étagère, la quadragénaire a déchanté. “Ce n’était ni fait ni à faire, lance-t-elle. L’artisane, je l’ai laissée seule chez moi pendant trois jours, elle a fait les choses très bien, j’étais aveuglément confiante. Le mec, j’étais constamment derrière lui car ce n’était pas propre. Il était beaucoup moins consciencieux, il voulait tout faire vite alors qu’elle, elle avait à cœur de faire les choses bien.”
On aimerait dire qu’il s’agit seulement là d’une expérience personnelle et qu’il est dangereux de dresser des généralités, mais, selon La Serrurière de Paris, c’est un constat qui se vérifie sur les chantiers. “Pour moi, ça vient clairement du cliché de la bonne élève, affirme-t-elle. On a éduqué les filles à ce qu’elles soient rigoureuses et soignées. Moi, je suis très pointilleuse sur les détails. Les vis, par exemple, je vais les mettre toutes dans le même sens pour que le rendu soit propre et agréable à regarder. À côté de ça, j’ai des confrères, qui font très bien leur travail, mais qui n’ont pas du tout le souci du détail.”
Que ce soit alors par souci de sécurité, par sororité ou simplement pour ne pas risquer de lâcher un rein pour changer sa serrure, faire appel à des femmes artisanes est donc plus que jamais une démarche féministe. Alors oui, peut-être qu’un jour il y aura autant d’arnaqueuses que d’arnaqueurs en matière de dépannages frauduleux, mais cela signifiera aussi, d’une certaine manière, qu’on aura enfin atteint la parité dans le secteur du BTP.