Reportage : avec de l’or, Laetitia Lesaffre répare sym­bo­li­que­ment les femmes vic­times de violences

Laetitia Lesaffre nous a ouvert les portes de son atelier parisien où elle pratique le kintsugi. L’artiste se sert de cet art japonais qui consiste à réparer les objets en sublimant les cassures avec de l’or, pour « réparer » symboliquement les femmes victimes de violences.

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©A.T.

Une balade dans la rue de Belleville, dans le XXème arrondissement de Paris, est toujours animée. Il n’est même pas 10 heures du matin en ce mardi d’octobre que déjà, à deux pas du métro Jourdain, on croise nombre de Parisien·nes venu·es avaler à la hâte un expresso accoudé·es au zinc des cafés du quartier. Une agitation qui contraste avec la quiétude de l’impasse confidentielle, que l’on découvre en s’aventurant derrière la porte cochère du numéro 140. 

« Bienvenue dans mon atelier ! » lance Laetitia Lesaffre sur le pas de la porte. C’est ici, au fond d’une petite cour végétalisée où de petites maisons blanches ont détrôné les immeubles haussmanniens, que cette plasticienne, peintre laqueuse et photographe de 49 ans, a installé il y a huit ans son atelier d’artiste. Sur les murs des deux pièces qui composent son antre, des dizaines de toiles sont exposées. Certaines, les rondes, attirent aussitôt le regard. Ces œuvres en céramique qui représentent des portraits de femmes sont toutes parcourues de fines lignes dorées.  

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Laetitia Lesaffre devant ses oeuvres. © A.T.
Engagement féministe 

Lorsque la maîtresse des lieux nous explique la symbolique derrière cette série photographique baptisée Kintsugi, reflets de femmes, la puissance de ces portraits prend d’emblée une dimension nouvelle. Car dans la petite pièce du fond qui lui sert à la fois de salle d’expo et de studio photo, Laetitia Lesaffre accueille et photographie – avec le soutien de la Fondation des femmes – des femmes victimes de violences qu’elles soient conjugales, sexuelles, psychologiques ou incestueuses. « Ça faisait quelques années déjà que je voulais allier mon art à mon engagement féministe, indique l’artiste à Causette en replaçant une de ses boucles brunes. J’ai tout de suite pensé au kintsugi, car, comme la lutte contre les violences faites aux femmes,  cet art parle de réparation et de résilience. »

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©A.T.

Kintsugi, qui veut dire « jointure en or » en japonais, est un art apparu au Japon au XVème siècle. Il consiste à réparer des porcelaines ou des céramiques cassées au moyen de laque, saupoudrée de poudre d’or. Avec cet art, Laetitia Lesaffre a l’idée il y a deux ans de « réparer » symboliquement les femmes brisées par la violence d’un homme. Pour cela, elle s’approprie la technique ancestrale auprès d’un maître japonais mais surtout la philosophie du kintsugi : magnifier les traumatismes, pour qu’ils ne soient plus destruction mais début d’un autre cycle.

« Évidemment, les traumatismes sont encore à vif mais la plupart de ces femmes viennent lorsqu’elles sont déjà dans une démarche de reconstruction » 

La séance de portrait commence toujours par une longue discussion entre l’artiste et son modèle. « Elles me racontent leurs histoires et les violences qu’elles ont subies, confie Laetitia Lesaffre. Évidemment, les traumatismes sont encore à vif mais la plupart viennent lorsqu’elle sont déjà dans une démarche de reconstruction. » Après avoir discuté longuement avec son modèle, l’artiste immortalise dans le studio plongée dans le noir son reflet devant de larges panneaux de bois recouverts de laques rouges, noires, bleues et vertes. C’est elle d’ailleurs qui les fabrique en peignant, pendant plus d’un mois, des couches de laque successives comme le font les maîtres asiatiques. 

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Résulte de cette pratique une douce illusion de peinture impressionniste, alors qu’il s’agit bien de photographie. Une technique inédite créée par l’artiste avec l’aide d’un technicien lumière pour le cinéma. Pas de quoi pour autant se considérer comme « photographe », Laetitia se définissant plutôt comme une peintre laqueuse « Si la photographie est le médium, c’est l’œil du peintre qui fait la photo », précise-t-elle. 

Moment suspendu
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« Ce qui me frappe, c’est qu’il y a toujours une très grande force qui se dégage d’elles. Certaines choisissent d’être photographiées nues, d’autres viennent avec des objets ou des vêtements personnels, précise l’artiste. Elles sont libres de s’exprimer comme elles le souhaitent, l’essentiel est qu’elles s’approprient la séance. » En atteste l’un des portraits suspendu au mur, dans lequel une modèle a choisi d’être photographiée sa main gauche empoignant son cou. Un geste qui raconte l’étranglement  subi de la part de son ex-compagnon.

Pendant quelques heures, le calme de cette impasse parisienne, la douceur de Laetitia, ses yeux bleus rieurs et sa bienveillance accompagnent et aident ces femmes à se laisser aller dans un moment spécial, suspendu, quasi méditatif.  « Certaines pleurent, d’autres rient, mais je crois que toutes sortent soulagées et heureuses de mon atelier, observe  Laetitia Lesaffre. En captant leur reflet dans mes laques, je leur propose un nouveau regard sur elles-mêmes, dans lequel elles retrouvent l’estime qu’elles avaient perdu par la violence d’un homme. »

« En soulignant leurs lignes de failles par le kintsugi, je sublime finalement leurs lignes de force »

Ces femmes se réapproprient leurs corps et leurs images avec la séance photo mais c’est surtout avec la symbolique du kintsugi qu’elles peuvent exprimer leur fêlures. Et leur reconstruction. Laetitia fait ainsi imprimer le cliché sur de la céramique qu’elle casse ensuite à l’aide d’un burin complètement au hasard. Puis avec les tubes de laque et le petit pot d’or 24 carats disposé sur la table, elle recolle une à une les parties cassées du portrait. « En soulignant leurs lignes de failles par le kintsugi, je sublime finalement leurs lignes de force », explique Laetitia Lesaffre.

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En deux ans, une quinzaine de femme sont venues à elle grâce à différents partenariats avec la Fondation des femmes, le collectif #NousToutes, l’association Osez le féminisme ! et plus récemment la Maison des âmes. Ce qui devait alors être au départ une série photographique éphémère est finalement devenu un travail continu. « J’ai l’impression de faire quelque chose d’utile, c’est ce qui me donne envie de continuer, livre Laetitia Lesaffre. Lors de mon exposition au tribunal de Pontoise en 2019, je me souviens qu’une femme que j’ai photographiée m’a confié que si elle n’avait pas pu obtenir une réparation judiciaire, elle avait grâce à moi quand même pu trouver une réparation. De voir son visage exposé dans un tribunal, elle trouvait ça très fort et elle a tout à fait raison. Avec le kintsugi, je veux exprimer leur grande force mais aussi leur incroyable résilience. »

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Une expo à Bercy 

La série Kintsugi Reflets de femmes  – qui a récemment été exposée lors du Débat 360° sur les violences conjugales organisé début octobre par le ministère d’Elisabeth Moreno – sera prochainement exposée au ministère de l’Économie et des finances à l’occasion de la journée internationale de lutte contre les violences faites aux femmes le 25 novembre prochain. « Au début, j’étais un peu perplexe lorsque j’ai reçu la proposition du ministère, je ne voyais pas trop le rapport entre mes œuvres et Bercy, confie Laetitia Lesaffre. Mais j’ai finalement accepté car je trouve cela intéressant que la réparation des femmes victimes de violences pénètre tous les milieux, même les plus inattendus car, finalement, cela concerne tout le monde. » 

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